A la hauteur de Pitcairn

En mer « Rimutaka », 14.XI.1949 (papier à en-tête The New Zealand Shipping Company’s)

Chers tous,

Quelques jours avant d’arriver en Nouvelle Zélande, je vous écris quelques mots. Je pense que vous avez reçu mes lettres de Curaçao, Panama et Pitcairn. A Pitcairn nous avons eu une matinée épatante, je m’en souviendrai toute ma vie. Depuis 6 h du matin nous étions au guet pour apercevoir l’île de Pitcairn. A 8h10 on voit à l’horizon juste une ombre, alors tout le monde crie ‘la terre’. A 9h45 le bateau s’arrête à environ 1 km de l’île, le bateau ne peut pas aborder, il n’y a point de port, c’est trop sauvage. Par contre, on aperçoit dans les vagues, qui ce jour étaient très fortes, 4 barques qui semblaient être des jouets. Ces 4 barques contiennent tous les habitants de l’île, environ 200, qui tous du plus petit au plus grand viennent sur le bateau vendre leur butin. Imaginez la mer, avec des vagues immenses, un immense bateau comme le nôtre et des petites barques pleines de femmes, d’enfants et d’hommes, luttant […], comme des sauvages pour tenir la barque quelque peu tranquille pour que chacun puisse attraper l’échelle de corde de 10 à 15 m environ qu’ils doivent grimper comme des singes pour arriver au pont. Mon cœur était presque dans mes pantalons lorsque je les regardais. Certains arrivaient sur le bateau avec le mal de mer, tant ils avaient été secoués. Le dernier qui devait monter était un petit garçon de 8-10 ans, haut sur jambes, maigre, couleur chocolat, un air sauvage, avec des grands yeux noirs. Ce pauvre gosse était tellement léger qu’il était lancé de l’avant à l’arrière du bateau comme un fétu de paille, et toutes les fois qu’il essayait d’attraper l’échelle il était lancé plus loin. J’avais presque les larmes aux yeux, il avait l’air tellement épouvanté, et j’avais peur qu’il tombe à la mer ce qui aurait été si facile. Enfin, il réussit à grimper, il était tellement tremblant et trop fier pour le montrer, que sitôt le pied sur le pont, il a pris la poudre d’escampette et comme une flèche il était déjà de l’autre côté du bateau. Longtemps je l’ai cherché et lorsque je l’ai trouvé, il parlait tout tranquillement aux matelots comme si de rien n’était. Nous avons voulu le photographier, mais il tourne vite la tête, alors je lui ai acheté un collier et pendant ce temps Humphrey a réussi à la prendre. Un gamin délicieux avec un anglais plus que parfait. Ils apprennent l’anglais en étudiant la bible, car tous les gens de cette île sont de très grands chrétiens qui vous vendent les timbres 3 fois leur prix. Mais je trouve qu’il faut pardonner car les bateaux qui s’arrêtent là sont très rares, et ils doivent vivre. Ils vendent des paniers, des colliers, des ceintures, des travaux sur bois plutôt moches des bananes, des ananas, et avec l’argent qu’ils reçoivent ils achètent un tas de butin au magasin du bateau où tu trouves tout ce que tu désires ; des boutons, des bas nylon, du chocolat, des robes. Lorsqu’à une heure ils quittèrent le bateau, les 200 tous ensemble nous chantèrent des chants magnifiques qu’on entend de loin. Ils étaient tous très heureux. Pour moi, ce sont des grands courageux.

L’île est délicieuse. Une montagne d’origine volcanique et autour de celle-ci, sur son flanc, des petites baraques sont dispersées. Nous avons pris bien des photos ici aussi. Et 2 jours plus tard, nous avons croisé à 10h30 du soir le grand bateau ‘Rangitoto’. C’était excitant de rencontrer un bateau la nuit, c’était dommage que nous n’avons pas pu photographier, car c’est une chose magnifique toutes ces lumières qui dessinent cet immense bateau : 22'000 tonnes je crois. Il y a eu des échanges de ‘hou-hou’, c’était bien intéressant et joli.

Et maintenant nous sommes bientôt au but. Le voyage était très sympathique. Samedi soir nous avons eu le bal masqué. Comme je n’avais point de robe, j’ai pris les rideaux beiges avec fleurs et assez lourds de notre cabine, et je me suis habillée en princesse égyptienne. J’ai fait un collier, des boucles d’oreilles avec une belle boîte de chocolat avec couverture or que Robert m’avait envoyée à Noël passé. L’effet était magnifique, j’ai eu le 1e prix ! Humphrey m’a ciré le dos, les bras avec son cirage à souliers brun. C’était une couleur superbe, mais pour l’enlever, c’était tout aussi superbe.

Bons baisers Hélène