Du canal de Panama au Pacifique

En Mer, le 8 novembre 1949 lettre tapée à la machine

Chers tous,

Excusez-moi si je vous écris à la machine, mais je peux vous dire davantage ainsi. Demain nous nous arrêterons à l’île de Pitcairn, au beau milieu du Pacifique. Un drôle de petit coin. La seule ville est Adamstown. Il y a environ 200 personnes. L’île ne pourrait pas en supporter davantage.

C’est un peu une drôle d’histoire. En 1789, lorsque le bateau ‘Bounty’ eut une bataille à bord entre les hommes, 9 d’entre eux quittèrent le bateau pour filer dans cette petite île où il n’y avait personne. Avec eux ils prirent 9 femmes de Tahiti qu’ils ramassèrent en passant. Depuis plusieurs années ils sont réputés pour être très grands chrétiens qui volent tout ce qu’ils peuvent aux passagers des bateaux qui s’arrêtent là !

Le beau temps est revenu, car juste après la chaleur torride de Panama, quelques heures après que nous l’avions quitté, nous avons eu un froid de loup, et ceci jusqu’au moment où nous avons passé l’équateur. Donc vous voyez que l’équateur n’est pas toujours si chaud. Le voyage est très agréable, on ne se rend plus compte que nous sommes sur un bateau. Je suis étonnée de constater combien la mer est tranquille au plein centre : des petites vagues qui laissent le bateau bien en équilibre et comme le bateau est bien lourd, il est tout à fait immobile en avançant. Nous ne croisons pour ainsi dire jamais de bateaux. Nous ne voyons pas un morceau de roc durant des jours et des jours. Et Humphrey n’aime toujours pas ces gens de la Nouvelle Zélande, et moi non plus. Seulement de les entendre parler cela vous donne envie de leur fermer la bouche. Mais voilà, c’est un des pays socialistes-communistes comme l’Australie, qu’on voudrait donner en exemple au monde pour leur perfection communiste ! Gens grossiers, pas de morale, pas de religion pour un sou, ils croient tous qu’ils ont décroché la lune ou inventé la poudre. Et tu n’en verras jamais un lire 5 minutes tranquillement, des hystériques. Je vous écrirai comment j’ai trouvé leur ville principale, Auckland. Tout est bluff me dit Humphrey. Il y a des salles de concert en plein air comme on voit dans les films d’Hollywood, une espèce de grotte dans laquelle il y a environ 40 pianos à queue, enfin vous voyez sans voir. Tout le monde joue à l’argent. Un Anglais a calculé que là-bas chaque individu joue une fois par jour, sauf le dimanche. Ils ne pensent qu’à cela et ils trouvent que leur pays est le premier au monde pour l’intelligence, l’éducation, le bien-être social et le premier pour les divorces aussi. Enfin, pour dire comme Humphrey, des animaux. Un bon exemple de communisme que vous pourrez expliquer à Georges. Les magasins, les bureaux tout se ferme le jeudi soir déjà, débrouille-toi si tu veux quelque chose, personne ne veut travailler plus de 36 heures. Et l’Australie c’est exactement la même chose. Le paradis pour les fainéants. Je crois que j’ai assez dit de méchanceté sur ces pauvres gens qui sont tous paraît-il très riches !Comment ? personne ne le sait.

Vous recevrez cette lettre peut-être en l’an 2'000, car il n’y a pas de service par avion, et le prochain bateau passant cette île passera peut-être dans 3 mois seulement. Humphrey et moi nous nous demandons comment ça va par la maison. Le petit bébé est-il né ? Neige-t-il, alors que nous avons si chaud. D’après les nouvelles de la radio, il doit faire bien froid, car à Londres le temps est plutôt mauvais. Chaque soir lorsque nous allons souper à 7 heures, je regarde quelle heure il est à la maison. Alors qu’il est 7 heures du soir ici, vous vous avez 5 heures du matin déjà. Cela me paraît toujours bien drôle d’y penser. Nous n’aurons pas de vendredi 18 novembre, il tombe à l’eau. Nous passons du jeudi au samedi matin, jour de l’arrivée à Auckland, en perdant un jour. J’espère que je trouverai une lettre à Auckland, cela me ferait bien plaisir. Nous resterons quelques jours en attendant que notre bateau, qui est un autre, un plus petit, nous emmène à Suva, le chef-lieu de Fidji. Là nous resterons quelques semaines en attendant l’autre bateau, qui nous emmènera à Rotuma où nous devons travailler. Nous nous portons bien tous les deux. Je ne me souviens pas si je vous ai écrit à propos de Panama. C’est le canal le plus intéressant, au point de vue technique, à passer. Le Canal de Suez est moins compliqué. Les tout grands bateaux, dépassant les 25'000 tonnes ne peuvent pas passer ce Canal, donc le Queen Mary ou Queen Elisabeth n’auront jamais ce plaisir.

A 5 heures du matin nous arrivons à quelques kilomètres de Cristobal où un pilote américain arrive en petit canot à moteur pour conduire le bateau à travers le canal. En même temps, avec ce pilote, un speaker (comme Squibbs [journaliste sportif suisse, le premier à commenter un match du championnat de Suisse de football]) arrive aussi et un tas de nègres pour le maniement des machines. Nous étions toute la nuit à regarder. Et voilà, lentement nous passons. Une immense porte, celle qui se ferme sur l’Atlantique s’ouvre lentement. De chaque côté du canal, il y a des locomotives à traction qui tiennent le bateau en droite ligne. Une fois que le bateau entre dans la première bouche, la Grande Porte se ferme sur l’Atlantique, alors on dit ‘Adieu à l’Atlantique’. Pendant tout ce trafic, le speaker parle à un haut-parleur et tout le bateau peut entendre l’histoire du Canal, sa construction, son fonctionnement, les milliards de dollars qu’ils y dépensent etc. C’est très intéressant en même temps que très américain : sensationnel.

Nous sommes donc maintenant entre deux portes de fer d’une largeur de quelques mètres. Maintenant nous attendons que la porte suivante s’ouvre. Elle s’ouvre lentement pour laisser passer l’eau, ainsi cet immense bateau monte, monte, grâce à cette eau qui passe par la porte et une fois les deux surfaces des deux corridors égalisées, la porte ouverte et enfouie dans le mur, nous passons pour arriver devant une troisième porte. Il y a 3 chambres comme ils disent, donc 4 portes. La dernière porte se ferme alors derrière nous et nous sommes maintenant dans un grand lac, celui de Gatun. C’est très joli, car cet immense lac est parsemé de petits îlots de végétation sauvage d’un vert très foncé. Il n’y a parfois qu’un arbre qui surplombe, mais il est si beau, si vert, si brillant, qu’il est tout un monde. Maintenant pendant 5 heures nous traversons ce lac très pittoresque pour arriver aux portes qui vont s’ouvrir sur le Pacifique. Là de nouveau, il y a 3 chambres. En somme, le bateau est monté de trois escaliers pour arriver dans le lac et maintenant il va les redescendre pour arriver dans le Pacifique. C’est une merveille technique. Ce que j’ai surtout admiré, c’est la propreté de toute cette installation. Rien ne traîne, tout est propre, net, c’est un délice de la technique.

Nous sommes sortis à Panama. Les gens ont l’air très heureux là-bas. Il y a des magasins magnifiques fournis par les Américains. Les natifs, les nègres, ont tous l’air de rire tout le temps. Ils sont mieux habillés que nous. Il y a tout le long des trottoirs des nègres vendant des billets de loterie de toutes espèces et paraît-il que ça marche. Il y a davantage de vendeurs que d’acheteurs je crois. Nous sommes allés regarder la vieille ville de Panama. Oh que c’est sale, et tout le monde assis sur la route sur les trottoirs, à ne rien faire. Cela fait froid dans le dos. Là-bas il y a à tout moment des bagarres, des révolutions, etc. Voilà un peu ce que nous avons vu. Je vous écrirai depuis Auckland, lettre que vous recevrez bien avant celle-ci.

Salutations d’Humphrey. Bons baisers. (A la main) : Hélène Peut-être Joyeux Noël