Mardi 12 octobre 1886 : sur les pas de Luther à Worms

Image : Monument à la mémoire de Luther à Worms

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[Daniel arrive à Worms] Là, nous sommes dans la fameuse ville où le réformateur germain prouva qu’un homme qui combat pour la vérité ne craint pas tous les diables rassemblés.

Mais hélas, il n’est plus guère possible de se représenter Luther entrant à Worms, quand on entre soi-même du côté de la gare, on y trouve une rue toute moderne, avec de fort beaux bâtiments qui ne ressemblent en rien aux vieilles maisons du Moyen Age. En revenant, j’ai vu arrêter un voleur.

Je laisse de nouveau ma valise à la gare, prends un petit gamin pour guide [Il le paie 60 pfennigs.] et file directement avec lui au monument de Luther…

Tout d’un coup, sur une place, apparaît le monument de Luther, entouré d’une barrière en fer et qui vaut la peine d’être vu.

Ce monument-là, à moi, pauvre rustre, qui vois clair dans le domaine de l’architecture comme une lampe en plein midi, m’a fait une vraie impression. Il exprime bien ce qu’a été le réformateur, une protestation forte et puissante. Et je suis heureux de le voir s’élever au-dessus d’une ville catholique (1), comme pour prouver à l’Église catholique, apostolique et romaine qu’il y a gens encore plus puissants qu’elle.

La figue de Luther, au centre, est sans doute la plus belle. Il tient la Bible dans sa main et de l’autre il met le poing sur le Livre saint et on l’entend vous dire cette parole : « Me voici, je ne puis faire autrement ». Des médaillons ornent ce piédestal. J’y ai remarqué entre autres, la figure de Calvin, cette figure amaigrie avec sa barbe pointue. Aux quatre angles du piédestal, les précurseurs de la Réforme : Savonarole d’abord, habillé en moine qui prêche à la multitude, il a le bras étendu, un doigt levé, l’autre main sur sa poitrine, il vous regarde avec une expression anxieuse, comme pour vous presser de l’écouter et de le croire. Pierre Valdo, un bon gros Vaudois avec son bâton de pèlerin, un chapeau de feutre et de gros sabots comme ses disciples en portaient, Wyclef, ensuite, a l’air de lire et d’interpréter la Parole de Dieu, et enfin, Jean Huss, le martyr, dont le regard est fixé avec une intensité toute spéciale sur un crucifix qu’il tient dans sa main…

Toutes ces statues et ce monument en général font un effet splendide. Mais est-il permis de tout dire, contraste qui fait rire parce qu’il est bien ridicule, en effet, un pigeon sur le nez de Luther et… du blanc, vous comprenez, pas besoin de plus de détails…

Quand j’ai bien vu et tout revu, je pars voir le dôme ou la cathédrale romane. C’est la première fois que je vois une église aussi grande et toute romane. Pour ne pas troubler la solennité du lieu, je pose mon cigare à côté du portail, qui est, chose curieuse, gothique et orné comme un portail gothique d’une foule de statuettes. J’entre et je regarde… Ce qu’il y a de curieux, c’est que cette église a deux chœurs aux deux bouts. Je n’ai jamais vu ça. Le chœur qui supporte la tour se dégrade et on doit la réparer. De grosses fentes le parcourent de haut en bas. Il m’a l’air bien malade. Si la tour, un jour s’écroule avec fracas sur les habitants de Worms comme la tour de Siloé, je ne serais pas étonné. (…)

Je ressors et j’oublie mon cigare qui est du reste très avancé en âge. Des gamins qui sont là me font remarquer mon oubli et me demandent si je ne veux pas reprendre l’objet en question, je leur dis que non et voilà mes moutards qui se précipitent dessus comme les petites filles se jettent sur les sous que leur jettent les Bellettriens…

 

(1)  En 1890, Worms, qui comptait 22'000 habitants, n’était plus une ville catholique. Près des deux tiers des résidents étaient protestants, un petit tiers catholique et 1'300 israélites.