Mardi 12 octobre 1886 : Karlsruhe, la ville en éventail, et Mannheim, la ville en échiquier

Image : Plan de Mannheim à la fin du XIXe siècle

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Plus de bonnet blanc et de gentilles figures, plus de sœur qui m’éveille ! Non, non, je m’éveille tout seul dans le vaste monde, tout seul dans une ville où je n’ai aucune connaissance. C’est la première fois de ma vie que pareille chose m’arrive, aussi j’en suis tout triste ; c’est naturel.

Je m’habille, je consulte le livre qui contient les principales curiosités de la ville et descends déjeuner dans un petit salon à côté de la chambre à manger, tout ornée de tableaux. Puis, Baedecker en main, je cours au château. On en voit la tour depuis toutes les rues qui forment un éventail. La ville, chacun le sait, a la forme d’un vaste éventail. J’arrive à la grande place, ou plutôt au grand jardin qui se trouve devant le château. C’est une promenade splendide bien soignée, avec des plantations bien alignées et artistiquement groupées. Au centre, la statue équestre, si je ne me trompe pas, du Grand-Duc Louis (1), un bronze que je ne connais ni d’Ève et encore moins d’Adam. Je pénètre plus avant, mais pas moyen d’aller plus loin, la sentinelle est là, le fusil sur l’épaule.

[L’heure avançant, Daniel rentre à l’hôtel prendre sa valise et payer sa note qui se monte à 4.10 marks, bonne main, hélas ! comprise. À ses dépens, il découvre que l’argent peut couler comme de l’eau entre ses mains, s’il n’y prend garde.]

Mais enfin il fallait bien apprendre un jour que l’argent, ce nerf de la guerre et d’un peu tout ce qui regarde notre vie physique, que l’argent coule comme un fleuve africain, quand il descend les terrasses et les plateaux supérieurs jusqu’à la plaine basse. J’avais bien l’intention de porter moi-même ma valise à la gare, mais non, ce grippe-sou de portier me l’avait déjà portée à l’omnibus et pour ne pas quitter cette joyeuse et bonne petite compagne, je m’assis à côté d’elle, et je filai à la gare traîné par un cheval d’hôtel. (…)

Le train nous emporte à travers des plaines, et encore des plaines où l’on cultive des raves et des pommes de terre. Les gens sont justement en train de les récolter. À six km au moins de distance, de grandes forêts de pins, interminables, interminables… Elles sont barricadées, l’été, en parcs royaux ou grands-ducaux, je pense, où Sa Majesté le Grand-Duc, qui ne supporte de croiser des hommes, va chasser.

J’ai vis-à-vis de moi un bon monsieur encore jeune, à grosse figure et à barbe châtain qui a bien envie de me causer, je le vois tout de suite. Mais je ne le désire pas du tout parce que mon allemand est quelque chose d’insaisissable et de confus, comme la nébuleuse, l’Urgrund (cause première) du futur et du passé. Mais, pouf ! voilà que ça éclate et me parle. Je parviens à lui dire qui je suis, ce que je vais faire, et voilà qu’il se trouve que ce bon monsieur, à la face patibulaire, a été en pension, il y a quelque vingt ans, au Landeron ou à La Neuveville. Il y a comme ça des circonstances comme qui dirait, dans la vie des peuples et des individus, qui sembleraient presqu’avoir été ramenées pour vous ébaubir. Ce bon monsieur me parle français, il me dit, si j’ai bonne mémoire, que les gorges du Taubenloch sont, à son avis, très belles…

Le château de Mannheim est splendide. C’est un vaste dédale de grands corps de bâtiments se coupant tous à angle droit, hauts de deux grands étages (en réalité quatre) avec des toits presque plats. Je le parcours et tombe au milieu d’une place où la cavalerie doit faire habituellement ses exercices à en juger par la nature du terrain. (…)

[Daniel quitte Mannheim pour Ludwigshafen] Pour arriver à Ludwigshafen, on traverse des fabriques, et encore des fabriques et encore des fabriques de produits chimiques et ça ne sent guère bon du tout par là. (…)

 

(1)  Né le 9 février 1763, décédé le 30 mars 1830, Louis Ier fut grand-duc de Bade de 1818 à 1830. Il se tailla une réputation de débauché.