Mardi 12 octobre 1886 : dans le train pour Ludwigshafen ("la première lettre qu’on écrit aux siens")

Image : Usine BASF de Ludwigshafen en 1880

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[Sa visite de Worms achevée, il est temps pour Daniel de prendre un nouveau train pour retourner à Ludwigshafen.]

J’arrive au Bahnhof. J’ai perdu mon billet pour retirer ma malle. Le portier est assez gentil pour me la redonner sans ma marque et je lui donne en retour un gentil trinkgeld (pourboire). Je pense qu’il aurait désiré quelque chose de liquide, car il me demande si j’avais visité la Liebfrauenkirche. Je lui dis que non. C’est que sur sa colline, on produit un fort bon vin, le Liebfrauen Milch (le lait de Notre Dame). Et il m’engage à en boire une bouteille (avec lui, cela sous-entendu). Je ne voulais pas en entendre parler, c’est alors qu’il me cite pour appuyer sa proposition un dicton allemand « Quand on va à Rome, il faut bien voir le pape ». Mais rien n’y fit, je n’en voulus pas démordre et au lieu de boire avec lui le généreux vin en question, je me promenai dans la salle de la gare attendant le train et regardant l’enfant d’un Schutzmann (gendarme) jouer avec le casque à pointe de son père. (…)

Dans mon coupé, une bonne dame, une mère de famille, avec son gamin et son vieux père. Le petit tient à la main un ballon comme celui que l’on vend au Mail, à la fête de la jeunesse. Mais voilà que M. le Ballon, qui a sa tête à lui, s’approche peu à peu de la fenêtre à demi ouverte et pan ! le voilà qui prend l’air et qui se met à flotter anxieusement sous l’influence de courant d’air du train. Le gamin tient heureusement la ficelle, un petit fil de rien du tout et M. le Ballon aurait bien pu s’échapper pour visiter d’autres mondes, quand je le pris délicatement entre mes mains et le remis en possession de son propriétaire.

Le grand-père descend à une station et le reste de la famille continue jusqu’à Heildelberg pour retrouver son home.

Je descends aussi, pas pour retrouver mon home qui est bien loin et qui s’éloigne toujours plus, mais pour trouver un omnibus d’hôtel qui m’emporte à travers les rues de la ville jusqu’à mon logis (Hôtel Adler). Il était environ 7 heures.

Après m’être mis quelque chose à l’intérieur et avoir lu quelques journaux, je monte dans ma chambre, elle est petite et propre surtout. Je demande de l’encre, je déballe mon papier, mon buvard pour écrire une lettre à la maison. J’avais voyagé toute la journée, trimé, été transbahuté. Quand je voulus me mettre à écrire sur ma commode, car je n’avais pas de table, le sentiment de la solitude et la tristesse me donnèrent tellement le mal du pays, je l’avoue, et pourquoi pas, les larmes gonflèrent mes paupières. Je suis un homme solide, à la rude écorce, et qui n’avais pas pleuré depuis plusieurs années. Rien n’y fit, il fallait que je pleure.

Oh, la première lettre que l’on écrit aux siens quand on les a quittés pour longtemps et qu’on s’en sépare toujours plus, qu’elle coûte de peine à la main qui tremble et d’efforts aux yeux troublés. Aussi ce soir-là, fatigué et brisé, au bout d’un moment je me couchai laissant à la nuit qui porte conseil, comme dit Homère, le soin de refaire... Et malgré tous mes soucis, je m’endormis bien vite.