10 au 14 août 1922

Randonnée en Valais, un exemple parmi de nombreux autres.

Le séjour en montagne que Raymond Vogel décrit longuement commence le 10 août 1922, par l'ascension du Niesen. Il se poursuit le lendemain par un voyage qui mène Raymond et ses amis en Valais, à travers le Lötschberg. Le groupe passe la soirée à Plan Conthey, d'où il repartira à l'aube du 12  août pour rejoindre d'autres amis à Martigny, en vue d'effectuer l'ascension de l'Aiguille du Tour, dans le massif du Mont Blanc.

Extraits:

12 août

A Martigny, nous attendons le direct qui transporte Paul et Miss Meta Tepelmann, professeur de langues à Leysin et, lorsqu’il paraît en gare avec 45 minutes de retard sur l’horaire, nous recevons nos distingués alpinistes avec des transports d’allégresse. Pour effectuer la course projetée, nous recevons d’eux tout un matériel de montagne, cordes, piolet, lunettes, etc. et, sur le Martigny-Orsières qui attend avec impatience, nous voici en route. Aux Valettes, point de départ de la course à pied, avant de commencer toute chose, un léger repas, arrosé d’un doigt de thé, est pris. A midi et quart, départ. La direction de la Caravane est confiée à Miss Tepelmann, laquelle débute aussitôt par une course endiablée parmi pâtures, pierriers, buissons ; franchissons plusieurs murs pour aboutir sur la route qu’on n’aurait pas dû quitter. Notre guide s’en excuse en nous disant qu’elle s’est trompée de chemin, mais nous pensons plutôt que c’est pour savoir à qui elle a à faire.
A Champey, halte horaire et bain de pieds, puis, par le pittoresque vallon d’Arpette, nous montons par les forêts de mélèzes au Col de la Breyaz alt. 2409 m qui est atteint à 6.45 H. Ce col est un vaste pierrier d’un aspect dénudé et sauvage et d’une traversée laborieuse. Du col, un sentier nous conduit à la Combe d’Orny où serpente un filet d’eau, ce qui est une aubaine, car nous pouvons nous désaltérer, à longs traits sans que notre soif en soit pour autant calmée. En passant devant la Cabane d’Orny, nous remarquons que celle-ci est déjà pleine de touristes. Notre projet n’est pas de nous y arrêter, mais de continuer pour atteindre la Cabane Julien Dupuis ce soir encore. Il est 7.45 H. En ce moment, nous sommes témoins d’un magnifique coucher de soleil sur le Portalet tout proche et sur le Combin, lequel passe par une gamme de vives couleurs avant de sombrer dans la nuit. En longeant la moraine, nous atteignons le glacier, lequel est uni dans la plus grande partie et très peu crevassé. Les teintes du couchant s’effacent, le Plateau d’Orny prend une couleur bleuâtre et bientôt voici la nuit ; la lune n’est pas encore levée, mais les étoiles au firmament scintillent par milliers. Cette traversée de glacier, chose toute nouvelle pour nous, nous cause une profonde impression. A 9 ¼ H nous voici à Dupuis 3130 m. Cabane en bois, propriété de la Section des Diablerets, qui l’a édifiée au coude du glacier parmi un amoncellement de roches (gardien Joseph Joris). Dans cette cabane, nous trouvons une dizaine de touristes et un gardien fort affairé autour de son fourneau. Après avoir échangé nos chaussures contre des sabots et voyant que le gardien ne s’occupe pas de nos personnes, ce qui est assez naturel, vu que nous sommes sans guide et au surplus étrangers au C.A.S. nous cuisinons sur nos lampes à alcool, de la soupe d’abord, puis comme dessert du thé noir que Tep en le dégustant qualifie de camomille ! Invités par les grognements du gardien qui, bien qu’il ne soit que 10 ½ H, n’aime pas les retardataires, nous allons nous étendre sur les couchettes où nous ne dormons guère, car des arrivées de touristes encore plus retardataires que nous et, au travers des planches disjointes, la musique d’un vent aux longues notes qui s’enflent pour décroître ensuite, firent que la nuit fut faite d’insomnies.

13 août : A 4 Heures lever, déjeuner au chocolat et signature du livre de la Cabane, puis à 5 ¼ H, piolet en main, sauf Sindic qui a deux cannes, la sienne et la mienne ! La corde assujettie, nous partons. Nous formons deux cordées, la 1ère est composée de Sindic et de deux lausannois qui font le même trajet que nous et, dans la seconde cordée, le restant du quatuor que nous formions auparavant.
On traverse le Plateau du Trient pour aller aux Aiguilles du Tour, la neige craque, il fait froid, l’aurore a succédé à l’aube et bientôt le soleil illumine les hauts sommets d’alentour et anime les neiges des riches colorations du matin. Au carrefour des chemins conduisant aux cols du Tour et de Saleinaz, nous déposons nos sacs en ne tirant de ceux-ci que le strict nécessaire pour l’ascension. De cet endroit, nous avons une échappée superbe sur l’Aiguille du Chardonnet, suivie de la Verte et des Drus et, au dernier plan, la calotte du Mont-Blanc. Derrière nous, voici apparaître dans le lointain la Corne du Cervin, le Weisshorn et d’autres encore, nimbés de la lumière du matin. La neige dure facilite grandement l’ascension, la dernière pente, à la base de l’Aiguille, est assez raide et demande quelques précautions. Arrivés au rocher, on se décorde et ce n’est plus qu’un jeu pour atteindre le sommet, altitude 3548 m, dont l’escalade en est très facile. Il est exactement 7 Heures lorsque nous y posons le pied. Le vent est assez fort, le temps est magnifique. Nous restons une heure en contemplation devant le panorama qui s’offre à nos yeux. Comment décrire ce que l’on voit, ce que l’on ressent dans ces moments uniques passés au sommet d’une cime, on ne saurait le faire sans l’abaisser certainement. Ces glaciers aux nombreuses et vertes crevasses s’étalant à nos pieds, ceinturés d’Aiguilles encore plus élevées que la nôtre, où sont suspendus pentes de glace et champ de neige, nous causent une profonde émotion.
Nous serions restés là plus longtemps, assis sur la dalle sommitale, à se réchauffer au soleil, le regard errant sur toutes ces merveilles, si l’arrivée d’une caravane, que nous avions aperçue tout à l’heure évoluant sur la Plateau du Trient, n’eût interrompu la quiétude dans laquelle nous étions plongés. Devant leur laisser la place, nous reprenons nos piolets et opérons la descente qui se fait sous les rochers en de joyeuses glissades. Puis nous prenons la direction de la Fenêtre de Saleinaz que nous atteignons à 8.30 H. La descente de cette dernière, qui est une pente de neige assez raide, se fait à la satisfaction de notre cheffesse. De cet endroit encaissé entre les Aiguilles Dorées et la Grande Fourche, nous avons un coup d’œil superbe sur les Massifs des Darreïs, du Tour Noir et de l’Aiguille d’Argentière. Pour arriver à la Cabane de Saleinaz, un groupe l’atteint en traversant directement le glacier, tandis que l’autre conduit par Tep se promène avant d’y arriver au pied des Aiguilles Dorées à la recherche de neige rouge problématique.
Il est 11.30 H. lorsque nous arrivons à la Cabane, altitude 2691 m, propriété de la Section Neuchâteloise du C.A.S. Près de cette dernière, nous nous installons pour dîner, employons l’eau qui, goutte à goutte, suinte d’un rocher pour confectionner la soupe et le café, après la soupe vient un plat de macaroni extra. Le dessert est des plus maigres, car tout à l’heure nous avions fini le carton de poires dû à la générosité d’Esther Germanier, même que ces dernières ayant subi les morsures du gel, avaient un goût spécial !
Puis, dans le grand silence de la montagne que trouble seul le bruit des chutes de pierres dévalant dans les couloirs des Pointes de Planereuse, nous nous reposons avant de songer à la descente. Celle-ci a lieu à 2.30 H par un sentier des plus « ravissants » qui tout d’abord se perd dans les vastes pierriers au pied des Clochers de Planereuse et qui, plus loin, côtoie le glacier très crevassé de Saleinaz, pour aboutir ensuite, sous Plan Monnay, aux fameuses chaînes, lesquelles, avec de petites encoches taillées dans le granit, facilitent le passages aux touristes.
Après l’ancienne moraine, nous traversons le torrent écumeux sur un pont de fortune et voici venir les ravissants villages valaisans aux noms sonores tels que Praz de Fort, Ville d’Issert, Som la Proz et, enfin, Orsières que nous touchons à 7 H du soir. Le parcours d’Orsières à Martigny se fait en train, dont la ligne sinueuse longe la Dranse, démesurément grossie par la fonte des neiges. Par suite d’une merveilleuse correspondance entre la ligne du Simplon et celle d’Aigle-Leysin, nous devons au sortir du direct nous rendre à l’évidence en constatant que le dernier funiculaire est monté, qu’il ne nous reste plus qu’à coucher à Aigle dans un hôtel de la place, ce que nous faisons sans trop récriminer.

14 août : Après une nuit excellente, nous montons à Leysin dans l’intention de faire encore l’ascension de la Tour d’Aï, mais nous allons Sindic et moi jusqu’aux chalets d’Aï, d’où nous pouvons admirer encore une fois par un temps splendide le panorama grandiose de nos Alpes. Au dîner, tous les participants se retrouvent à la Cabane Chaussy, résidence de Tepelmann, laquelle a préparé à notre intention une monumentale salade verte qui fait les délices de l’assemblée et un gros pot de café, lequel fut vidé jusqu’à la dernière goutte, tant était encore grande la soif que la randonnée de hier nous a donnée !
Avant de partir, nous consignons quelques notes dans le Livre de Cabane et nous prenons congé de nos compagnons en les remerciant d’avoir procuré à des néophytes les sensations que donne la haute montagne.