La visite de l’empereur Guillaume II à Dresde (19 octobre 1905)

Un étudiant attaché à ses principes républicains

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Dresde, le 20 octobre 1905

Comme je l’ai déjà écrit à grand-maman, l’empereur est venu hier rendre visite au roi de Saxe. Vous pensez comme mes Saxons exultaient ! Cette visite était la grande nouvelle du jour, on ne parlait que de cela à table. Les Anglaises avaient loué des places à 3 marks pour cette occasion, et le reste de la pension, ayant la bourse plus légère, mais l’enthousiasme tout aussi exubérant était allé dans la foule qui stationnait le long du parcours. Toutes les écoles avaient congé, les rues étaient pavoisées, de magnifiques arcs de triomphe avaient été élevés à la hâte et les agents de police et les militaires de toute arme pullulaient. Je restai seul calme au milieu de cette effervescence, et plutôt que de stationner 2 heures à l’avance dans la rue, je renonçai – le renoncement n’était pas grand d’ailleurs – à voir roi et empereur. Comme le pasteur restait à la maison aussi et que l’empereur venait à 11h25, je pris ma leçon d’allemand comme d’habitude, ce qui étonna au plus haut point les Anglaises et Mme Hiltebrandt qui ne pouvait pas concevoir une telle indifférence pour son Kaiser.

Je le vis pourtant hier après-midi, tout par hasard (…) lorsqu’arrivé à l’Altmarkt, je remarquai une foule énorme qui bordait les trottoirs. Je m’arrêtai alors pour voir le service de police fonctionner. C’était admirable. 2 policiers à cheval, au milieu de la rue, s’occupaient de la circulation des voitures, landaus, omnibus, camions et tramways qui se croisent incessamment en cet endroit. Une douzaine d’agents de police à pied contenaient les piétons. Comme j’allais m’en aller, 2 cavaliers apparurent au coin de la place et transmirent un ordre au chef de police. Aussitôt celui-ci fit arrêter la circulation, refouler la foule sur les trottoirs et le cri se répandit de bouche en bouche « Il vient ». J’étais à un angle de trottoir, et bientôt, au milieu des exclamations et des hourrahs, une voiture passa à 2 pas de moi. Dans un éclair, je vis le roi et l’empereur qui saluaient, puis la suite des dignitaires dans les voitures suivantes. Ce fut tout, je regardais encore, que les atomes couronnés étaient déjà dans le lointain, faisant le même salut automatique, à d’autres Germains enthousiastes. Inutile n’est-ce pas d’ajouter que je n’ai pas grossi de ma voix le nombre des hourrahs, et que ma casquette n’a pas bronché de ma tête pendant ce temps. (…)

3 novembre 1905

Ah ! cet empereur d’Allemagne, quelle dent je lui garde ; le brigand me remplit la moitié des lettres que je reçois, et me vaut des sermons d’une page ! J’étais glacé d’horreur en lisant quel crime j’avais commis en ne le saluant pas. Je vais toutefois essayer timidement de me justifier.

(…) l’empereur d’Allemagne ne m’est rien du tout. C’était pour moi une personne étrangère, que je ne connaissais que de nom, qui passait, et la coutume n’est pas de saluer tous ceux qu’on ne connaît que de nom. Je voyais en outre en lui l’ami du Sultan, celui auquel il avait donné la main, approuvant par cet acte le massacre des Arméniens, et perdant par là l’estime des honnêtes gens. (…) N’allez pas croire d’ailleurs que j’ai été le seul à ne pas saluer. Ce sont les femmes surtout qui criaient, les hommes étaient plus calmes, et cela se comprend aisément : la Saxe est la forteresse du socialisme allemand. A Dresde ils sont en majorité, et dans le reste du pays en si grand nombre qu’on appelle la Saxe : la terre rouge. Les socialistes étaient donc venus en masse voir leur empereur, mais ils ne le saluèrent pas. J’étais dans un groupe de 5 hommes, bons bourgeois bien habillés. 2 seulement saluèrent, les autres ne bougèrent pas. Je dirai encore à chère maman que je sais ce que c’est qu’ « avoir du tact » et que je n’ai rien dit contre l’empereur à la pension, ce n’est que quand on m’a demandé si j’irais le voir, que j’ai répondu : qu’étant républicain, je n’y tenais pas…