Le choc des cultures
Deux Américaines à la pension
Dresde, le 8 février 1906
(…) Nos nouvelles pensionnaires américaines nous amusent beaucoup. Ce sont de ces donzelles émancipées actuelles. Elles sont parfaitement naturelles et honnêtes mais avec une liberté remarquable. C’est ainsi que sur le bateau elles ont fait connaissance avec 3 Messieurs qu’elles ont intitulé leurs protecteurs. L’un d’eux les a accompagnées jusqu’à Dresde. Elles sortent avec lui, à tout moment quoiqu’il ne soit pas marié. En revenant elles nous racontent avec simplicité tout ce qu’elles ont dit et fait. Dans une sortie avec un monsieur étranger, dans une ville étrangère elles ne voient aucun mal. Elles proclament leur protecteur charmant et quand Mme Hiltebrandt leur glisse quelque allusion maligne, elles rient aux éclats et disent qu’elles sont habituées à aller avec des Messieurs et qu’il n’y a pas de mal à cela. Il n’y en a pas en effet, tant elles le font naturellement. C’est très curieux cette éducation libre, je crois qu’elle vaut l’autre et est parfaitement appropriée au caractère américain. (…)
Dresde, le 14 mars 1906
(…) les deux Américaines. Leur caractère principal est une absolue franchise. Elles ont entre 25 et 30 ans. Celle qui rit est la plus gentille. Elle m’a rendu tout paf l’autre soir. L’Américain nous racontait une de ses histoires d’amour, lorsqu’elle me demanda : « Et vous Mr Baillod combien avez-vous déjà brisé de cœurs féminins ? » J’avouai honteux ; zéro. Elle reprit : « Mais peut-être que vous en avez brisé sans le savoir » et comme je protestais elle me dit : « Peut-être bien que vous avez brisé le mien » tout d’une voix tranquille, sans malice aucune. J’en fus tout assommé et ne pus que balbutier sur l’honneur que me faisait une telle conquête etc. Aujourd’hui elles ont proposé qu’entre elles deux, l’Américain et moi nous nous tutoyons. Cette éducation libre et franche m’épate. Pour recoller le cœur de ma victime je lui ai acheté une plaque de chocolat tandis que l’Américain soignait l’autre. Cela nous a fait monter tout droit d’une dizaine d’échelons dans leur estime. (…)
Dresde, le 21 mars 1906
Je ne voudrais pas chers parents vous laisser sous une mauvaise impression vis-à-vis des Américaines. Vous pouvez être parfaitement rassurés, je ne leur ai jamais dit un mot d’amour, je ne leur en dirai jamais. Je n’éprouve pas la moindre passion pour elles. Comme à vous leurs actes et leurs paroles m’ont paru extraordinaires pour ne pas dire plus. Je me laisse tutoyer, sans le rendre. Je ne l’ai toutefois fait qu’après avoir causé sérieusement avec l’Américain. Il m’a alors parlé de leurs coutumes, de leurs rapports entre jeunes gens et jeunes filles qui sont en parfait accord avec les agissements de ces demoiselles. Elles viennent directement de leur patrie, nous traitent à l’Américaine, sans arrière-pensée, et sans croire qu’elles nous choquent. La liberté de leur éducation provient aussi du fait qu’elles ont fréquenté l’Université (elles sont toutes deux bacheliers-ès-arts titre qui a plus de valeur que chez nous). Elles sont très travailleuses et très pieuses sans affectation. Je puis vous assurer qu’il n’y a aucun danger. Il n’y a pas un acte, pas une parole dite en leur présence que je ne pourrais répéter devant vous. Je tiens trop à la réputation sans tache de ma famille pour faire quelque bassesse hors de votre présence. (…)