Une citadine à la campagne

Mon initiation à la vie paysanne

Extraits:

Je prenais soin de visiter toutes les familles de mes élèves, dont certaines habitaient très loin, Les Bans et les Charbonnières, par exemple. Si les longues marches ne me faisaient pas peur, j'étais ignorante et naïve et manquais singulièrement d'à-propos : je me souviens d'être arrivée, moi la fille de la ville, pour dire bonjour à l'heure de la traite et je me vois, assise sur une chaise dans l'écurie avec plusieurs de mes élèves qui « traisaient » comme on disait là-haut, à tour de bras. Je revois à côté de moi, un chat buvant goulûment dans un seillon de lait ; je revois, dans la cuisine, des œufs mis à couver dans le four entrouvert ; je revois encore - c'est bien la seule naissance à laquelle j'aie assisté - la venue au monde d'un chapelet de douze petits cochons... Mon initiation à l'enseignement dans une école de montagne comprenait aussi cette découverte de la vie paysanne.

J'ai ainsi réalisé combien mes élèves savaient de choses essentielles que moi, j'ignorais. Ils connaissaient les bêtes sauvages, les champignons, les plantes, celles qu'on peut grignoter et celles qui sont du poison. Je leur avais dit un jour de ne pas toucher à une certaine ombellifère, que c'était de la ciguë, une plante toxique ! « Mais non, maîtresse, c'est bon, nous, on mange ça ! » Et de joindre le geste à la parole. Il arrivait ainsi souvent que c'étaient eux qui savaient et moi l'élève. Quelle belle revanche pour ces gosses que la grammaire et les maths rebutaient souvent.
Il en allait de même lorsqu'en hiver, ils organisaient une piste de descente à skis derrière l'école - avec un tremplin, s'il vous plaît - et qu'ils n'avaient de repos que je n'aie fait une descente - « Attention, voilà la maîtresse ! » -descente qui se terminait en culbute spectaculaire, à la grande joie de mes élèves, des as à ski !
Je pense que ce genre de situation rétablissait entre eux et moi un certain équilibre, faut-il dire une certaine justice ? En tous cas, je n'ai pas souvenir de problèmes graves dans ma classe. Il faut dire que les enfants ayant marché 30 minutes, voire une heure et par tous les temps, pour venir à l'école, ils étaient fatigués en arrivant. Les plus grands avaient même trait leurs vaches avant de se mettre en route.
A cette époque, les enfants, c'était de la main-d'œuvre pour les familles paysannes... Je ne veux pas dire par là qu'ils étaient exploités, mais ils contribuaient certainement, par leur travail, à la prospérité de l'entreprise et je pense que cela devait leur donner très tôt une certaine fierté, le sentiment de leur valeur, de leur dignité. En tous cas, ces gosses-là n'avaient pas le temps, encore moins l'occasion de faire des bêtises... !