"Réagir contre le marasme qui pèse un peu sur tout le monde du fait de cette guerre."

Jaques Henriod écrit à Elisabeth Veyrassat

17, 18 janvier 1917, Les Eplatures, mercredi 8h du soir

Mon amie ! Merci, merci ! pour votre lettre, j’allais dire vos lettres, en pensant à toutes celles que vous me communiquiez, merci pour celles-là, elles ont dû vous faire grand plaisir. Ce que ce tout petit gamin est biquet ! (…)

Jeudi midi ½. De retour de la leçon de religion du Crêt. La triste nouvelle de la mobilisation pour le 24 janvier déjà a bouleversé bien des familles. Je vais aller après dîner chez une dame Jacot qui a 5 enfants petits et qui en attend un 6ème et dont le mari doit partir. Ils ont une vingtaine de vaches à traire, fourrager, etc. sans compter tout le train de campagne, champs à perguer, etc. Le mari vient de vendre un cheval et allait en acheter un autre. Ils vont donc se trouver sans cheval, dans un moment difficile, ce ne sera pas gai. Il paraît que l’homme était désespéré.

Jeudi soir, 6h40. Je reviens vers [vous] (…). Chez Madame Jacot, heureusement, tout pourra s’arranger, un autre paysan prêtera un de ses fils très entendu. Et pendant le temps où Madame Jacot devra se mettre au lit, sa mère viendra de la Ferrière. Le mari a, paraît-il, déjà acheté un cheval à la place du sien, et ce qui complique un peu les choses, c’est que ce cheval est « tout prêt pour avoir le poulain ». Si seulement ce malheureux petit monstre avait la bonne idée de naître avant le 24 janvier ! (…)

En cherchant inspiration pour le culte de dimanche, j’ai lu la brochure de M. Arnold Porret « Les causes profondes de la guerre », remarquable ! et si vrai d’un bout à l’autre ! c’est un plaisir de pouvoir être une fois d’accord avec quelqu’un. (…)

Nous avons décidé de préparer une soirée du Chœur pour les 4 et 5 mars. C’est… pour remplir notre caisse qui en a besoin, et surtout pour réagir contre le marasme qui pèse un peu sur tout le monde du fait de cette guerre. A mon point de vue, ce n’est pas légèreté que de chercher à rire et à faire rire. Nous sommes dans un temps où il y a du mérite à être gai. Et rien n’est à mépriser de ce qui fait vivre. Nous tâcherons de jouer des fragments de l’Avare de Molière. (…)

 

21 mars (1917), Les Eplatures

Lise, mon amie aimée ! Merci merci pour votre lettre. (…)

C’est merveilleux, cette révolution russe. J’avais envie de pousser d’immenses cris de joie ! Ce soir j’ai écrit à mon ami Michals Bégoffbégoff à Genève pour qu’il me dise ce qu’il en pense et ce que ses camarades russes disent de tout cela. J’aimerais tant qu’il puisse aller retrouver son vieux père et sa mère dans le Caucase. Jusqu’ici il restait exilé, sans espoir de rentrer jamais.

Avez-vous lu dans la Semaine littéraire du 17 et 24 février, je crois, les lettres du front, écrites par un de mes anciens camarades ; Bourquin, qui était pasteur-remplaçant en France, s’est engagé. Comme je le connais, c’est un type à ne rien exagérer. Ses descriptions sont affreuses ! Je l’admire profondément, mais ne suis pas d’accord avec lui, ce n’est pas par la guerre qu’on peut détruire la guerre. Et si on écrase l’Allemagne, la guerre recommencera dans 50 ans. Je reste ici jusqu’en juin. Après j’ai bien envie d’aller un peu en France puisque je me porte si bien. Quelque chose me dit que c’est dégoûtant de me prélasser en Suisse pendant que la France a tant besoin d’évangélisation. Mais si je pars cela serait plutôt comme colmateur que comme pasteur. J’en ai assez de parloter (…). Ce sera une question à résoudre devant Dieu et notre conscience.

Adieu Lise
Jaques