"C'est horrible, lugubre..."

Elisabeth Veyrassat à Jaques Henriod

Lausanne, ce vendredi 20 octobre 1916

Mon ami tendrement cher,

C’est neuf heures du soir. La bise souffle en violence et gicle de la neige, de fins petits flocons contre mes vitres. Oh comme il fait froid et comme on doit geler aux Eplatures. L’hiver a commencé en même temps que votre travail (…)

Ce matin, comme j’allais justement me mettre enfin au travail sérieux, voilà que la porte s’ouvre et que je me trouve vis-à-vis de Smilia Goxitch, une jeune Serbe charmante dont j’avais fait la connaissance à Sainte-Croix l’an passé. (…) Elle cherchait une pension pour ce soir vu que la chambre que ses anciens hôtes lui avaient prêtée pour 2 jours était prise dès ce soir. Aussi, malgré le temps affreux et un gros rhume avec fièvre a-t-elle dû courir de pension en pension. La pauvre faisait pitié. Enfin nous avons trouvé une chambre tout près d’ici, mais c’est lugubre, ces pauvres Serbes. Ils ne se peuvent réjouir de l’avancée, car elle leur coûte tant de monde qu’ils se demandent avec angoisse qui restera après la guerre, pour repeupler la Serbie. Les officiers auraient préféré régler la situation par (…) voie diplomatique, mais on ne pouvait plus retenir les hommes qui sentent leurs familles derrière le mur d’airain des armées ennemies et qui veulent absolument le forcer. Le fiancé de Smilia, José, est médecin sur le front. A la dernière lettre déjà ancienne, il bivouaquait à 2600 mètres et les loups les ont assaillis pendant la nuit et tué 10 hommes. C’est horrible, lugubre. (…)

27 novembre 1916, Lausanne, lundi, 5h du soir

Mon tendrement aimé,

Je crois bien que je pourrais me borner à remplir les pages de cette lettre de 3 seuls mots, qui remplissent mon âme et mon cœur. Je vous aime. Je le sais. Je sens mon amour croître à un tel point que je me demande ce qui en résultera. Le rêve est si beau que j’ai peur du réveil. N’est-ce pas que je suis coupable. (…)

Je m’en vais lire « l’Allemagne et la prochaine guerre » 1913 (de) Bernhardi , bien que les titres vous font déjà sauter en l’air. Je crois que c’est dans ces titres qu’il faut juger l’Allemagne. (…)