"Et dire que là-bas, au nord-ouest, sur des kilomètres et des kilomètres, des hommes tuent, meurent et souffrent."

Elisabeth Veyrassat écrit à Jaques Henriod.

18 juin 1917, Un pré près de Froideville, midi

Jaques, si vous étiez ici !

Une alouette chante derrière moi dans le ciel bleu, le vent passe dans les arbres. Il fait du soleil, un merveilleux jour de juin. (…) Nous avons dîné tante Antonie et moi. Puis j’ai vainement essayé de peindre. Le sujet : une autre sensation de chemin qui monte, un pré en fleurs au grand soleil dont la pente monte et finit dans le ciel, le ciel bleu, le ciel lumineux de ce commencement d’après-midi et au premier plan la barrière de pâturage où je suis, le long de laquelle court un semblant de sentier qui lui aussi se perd dans le ciel en suivant la barrière. Elle est faite de troncs non équarris qui portent encore des tronçons de branches, et ces troncs sont violet gris bleu à la grande lumière. (…)

Cet air, tous ces parfums, on se dirait à Gryon. Pour moi, Gryon, c’est tous mes souvenirs de montagne en juin, juillet. Nous y avons passé 7 étés, quand j’avais 8-14 ans. Les prés, les fleurs, le vent qui passe tout chargé de parfums. Ils changent toutes les 5 minutes en ce moment. Les taons deviennent ennuyeux. Je suis toujours obligée de m’interrompre pour les faire passer de vie à trépas. En venant ce matin le long des chemins, j’ai aperçu des fleurs charmantes, des orchis blancs qui sentent si bon, des campanules légères, légères, que je ne connais pas et des fraises que j’ai mangées !

Et dire que là-bas, au nord-ouest, sur des kilomètres et des kilomètres, des hommes tuent, meurent et souffrent. Je viens de finir Le Feu. Si vous en avez l’occasion, lisez-le (je ne puis vous l’envoyer). C’est poignant. Comme la Maternelle. Même conception générale des vérités fondamentales me semble-t-il. Premièrement l’homme, l’homme qui souffre et qui pleure et qui malgré tout veut vivre, et qui malgré tout espère. Mais ce lire est poignant et effroyable par l’idée qu’il donne de la guerre. La guerre, ce n’est pas les charges qui ressemblent à des revues. C’est l’eau, la pluie, la boue à l’infini, c’est la fatigue surhumaine, l’ennui, l’attente aveugle et monotone, la faim, le froid, la saleté, les poux et la mort partout.

Dans un pré qu’on fauche très loin, près du village, là-bas un enfant appelle dans le grand silence. Et c’est la paix chez nous. (…)

Un disciple du Christ qui par l’Esprit est devenu de l’Esprit est-il encore de la chair et doit-il encore vraiment ne se servir que des armes de la chair. Je sais bien que pour un cas d’attaque isolé, je dirais nettement, clairement, un chrétien doit arriver à se défendre par la puissance de l’Esprit. Mais dans le cas de guerre, doit-on marcher ou pas ? C’est terriblement, terriblement difficile. En acceptant d’employer les armes de la chair, ne retarde-t-on pas l’arrivée du Royaume de Dieu.

C’est difficile, difficile. (…)

Au revoir, je vous aime. On entend au loin gronder le tonnerre. C’est naturellement par chez vous.
Elisabeth