"Une jeune femme veuve après 6 semaines seulement de vie commune avant la guerre..."

Elisabeth Veyrassat à Jaques Henriod

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Le Chardon bleu, les Mayens, le 26 juillet 1916

Bonjour Jacques, mon cher ami,

Je devrais travailler mais je ne puis commencer la journée sans vous remercier de votre lettre reçue hier soir. Merci, merci, merci. Oh quelle bonne lettre comme c’est bon de vous trouver ainsi tout entier, et comme vous êtes multiple, ce n’arrive pas souvent. (…)

Comme Papa tarde tant, Maman a pensé que ce serait plus poli d’avertir les amis chez qui nous sommes et je l’ai fait pour ma part, hier soir avec les deux jeunes filles. L’une d’elle est fiancée, c’est étrange comme on se sent près des autres fiancées. C’est une vraie franc-maçonnerie. Pauvre petite fiancée. Son fiancé est à la guerre, heureusement dans le ravitaillement mais à Dunkerque et les jours clairs de lune, le bombardement ne cesse pas. Pauvres fiancées françaises. C’est affreux. (…)

5 août 1916, Le Chardon Bleu, les Mayens

Jaques, mon ami bien aimé,

Hier, à 3h½, j’ai été à la poste porter votre paquet (…) et je suis restée pour attendre le courrier. J’avais calculé qu’en vous dépêchant vous pourriez me répondre déjà. Mais je n’attendais rien car la lettre de jeudi avait été longue et bonne suffisamment. Et voilà que le facteur me tend les journaux… avec une lettre de vous. Oh Jaques, comme j’étais heureuse, heureuse. Et puis je l’ai ouverte et je la lisais tout en montant, sans sentir la pente. Et en lisant, mon cœur se serrait, mais de cette tristesse douce, douce, dont je parlais hier. (…)

Jaques, que pensez-vous de la mort ? Pouvez-vous l’accepter sans révolte, comme étant la volonté de Dieu ? A moi, cela m’est impossible. (…) Et j’ai repensé aux dernières fêtes (de Noël) si belles où nous étions tous rassemblés chez les grands-parents, ma grand-mère rayonnante, réchauffante, tendre, gaie, aimante. Et puis un mois après, en pleine activité, la mort l’a prise, l’a couchée pendant 3 jours sans connaissance sur son lit puis l’a emportée. Et dire que plus jamais, jamais nous la reverrons, nous ne sentirons la tendresse de ses baisers, mais Jaques, c’est révoltant, c’est inique. Et encore, ma grand-mère était âgée, elle était au terme de sa vie. Mais Marcel Brunnarius, ce jeune ami chez la mère duquel nous sommes ici en visite, emporté en pleine vie, marié depuis 2 ans, père d’un cher petit garçon d’un an, laissant une jeune femme veuve après 6 semaines seulement de vie commune avant la guerre, non vraiment des injustices comme cela, on ne peut pas les accepter. Et elles sont des milliers. Et des milliers de mères, de vieux pères, de femmes, de sœurs ou filles, de fiancées en sont là. Et il y en a qui arrivent à accepter sans révolte sans se laisser briser. C’est sublime, c’est grand, cela semble inaccessible. (…)

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