Kiel

Le port de Kiel vers 1900 (tous droits réservés).

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Dresden, 5 septembre 1906

Ma chère famille,

(…) Je continue mon récit de voyage. Nous sommes arrivés à Kiel à 8 heures et nous avons été tout étonnés de voir qu’à deux pas de la gare des bateaux à voile étaient à l’ancre. Le port coupe en quelque sorte la ville en deux, et tout un côté est occupé par les chantiers. Après avoir trouvé un hôtel nous nous sommes promenés en ville. Nous avons vu l’université qui compte suivant les saisons de 800 à 1200 étudiants et le château où réside le prince Henri de Prusse frère de l’empereur et grand amiral de la flotte. J’ai aussi vu un très vieux vaisseau de guerre à haut bord qui sert de musée temporaire. Il est relié à la rive par un pont et porte une inscription « Musée pour maladies populaires et leur guérison ». Nous avons tout de suite cherché les vaisseaux de guerre. Il y en avait peu, 1 cuirassé 1 croiseur et d’autres moins importants. Ils se tiennent au milieu du port et nous n’avons vu par l’obscurité croissante que de grandes masses noires immobiles qui donnaient à la fois une impression de grandeur et de mystère.

Le lendemain matin nous apprîmes par le garçon qu’une agence faisait voir Kiel, le canal Kaiser Wilhelm et le port pour 3 marks. Nous prîmes deux billets. La voiture nous conduisit à travers la ville qui n’a rien de remarquable, puis nous traversâmes des bois et des champs d’où nous jouissions parfois de points de vue superbes sur le port et la mer. Enfin au haut d’une colline, le conducteur nous fit remarquer quelque chose qui étincelait au soleil, c’est le canal tel que le montre la tache blanche de ma photographie. Le canal est traversé par un pont très hardi d’une seule arche. C’est depuis ce pont que j’ai photographié deux bateaux suédois qui passaient.
Les bords du canal sont charmants avec plusieurs propriétés appartenant à de riches marchands. Il a environ 36 m de large si je ne me trompe et il est question de le ragrandir. A son embouchure, près d’une tour commémorative se trouve le monument de l’empereur Guillaume I qui voua une tendre sollicitude au projet de canalisation. De ce point extrême nous sommes rentrés par bateau dans Kiel.

Comme nous voulions voir un vaisseau de guerre et que le temps de visite est limité de 1 à 2 heures, nous avons débarqué plus tôt que nos compagnons pour prendre un canot qui nous conduise jusqu’au vaisseau principal « Die Schwaben » dont nous voyions la masse grise flotter à 300 m environ. Mais les bateliers sont exigeants et nous ne trouvâmes de barque que pour le prix de 3 marks.

Il y avait déjà plusieurs visiteurs lorsque nous entrâmes. Nous fûmes conduits avec trois autres personnes par un matelot qui comme la plupart de ses compagnons était pieds nus.

Ce qui frappe tout d’abord lorsqu’on visite un vaisseau de guerre, c’est la propreté qui y règne et l’ordre qui s’y dévoile. Tout est à sa place (comme dans ma chambre et mes tiroirs) et chaque homme a sa tâche déterminée ; chacun a l’air d’être à son affaire. Puis c’est la disposition pratique de toute chose, tout est étroitement mesuré et il n’y a aucune place perdue.

On nous mena à travers le poste d’équipage, la cuisine et nous arrivâmes sur le pont d’avant où sont les grands canons de 18 m de longueur et de 24 cm de diamètre nous dit le cicérone. Ils sont incrustés dans une tourelle basse à parois épaisses et sont montés sur pivot de manière à pouvoir tirer dans toutes les directions à plusieurs kilomètres de distance. Sur les flancs du vaisseau toujours sur le pont se trouvent de plus petits canons à tir rapide, qui envoient 25 obus de la moitié de ma grandeur en une seule minute à ce qu’on nous a assuré. Puis sur le pont supérieur nous avons vu des projecteurs avec lesquels on distingue parfaitement tout à 4 kilomètres en pleine nuit. C’est sur le pont supérieur que se trouve la chambre du capitaine pour le combat. C’est un espace où 4 hommes à peine trouvent place et qui contient quantité de porte-voix communiquant aux diverses parties du bâtiment et plusieurs sonnettes électriques. Chaque ordre est paraît-il répété deux fois.
Sur le pont une partie des matelots faisaient des exercices de tir au fusil. Un autre perché sur un mât faisait les signaux avec deux drapeaux rouges qu’il agitait au commandement. Nous vîmes encore une cabine d’officier avec des livres et des instruments maritimes pour ornement principal et le capitaine nous mit l’ordre de faire évacuer tous les visiteurs. Nous ne pûmes donc pas achever notre visite. Le matelot nous reconduisit à l’entrée salua et s’éclipsa.

Sitôt rendus sur une terre ferme nous courûmes aux chantiers. Les étrangers doivent avoir une autorisation du directeur, mais comme nous parlions suffisamment allemand, nous nous en passâmes. L’entrée est de 50 pfennigs et un gardien montre ce que l’administration permet de voir.

Nous visitâmes d’abord une grande halle aux machines où se fabriquent surtout des hélices, immenses. Il y a ainsi plusieurs halles car tout se fait dans le port. Il y avait plusieurs vaisseaux en construction, à différents degrés de construction. L’un n’avait encore qu’une charpente élémentaire, un autre devait prendre la mer le lendemain et les matelots étaient occupés à enlever le lest des profondeurs de la cale. C’est paraît-il le plus grand vaisseau de guerre de l’Allemagne nommé « Deutschland ». Il est défendu de le visiter.

Le long d’un quai nous avons vu quelques dizaines de « torpedos », en bon état, tous serrés les uns contre les autres. Ils avaient l’avant bas, la forme très mince et on voyait le tube par où les torpilles sont lancées. Le gardien nous expliqua que les dernières expériences maritimes ont démontré que les torpedos à haut bord sont préférables de sorte que ceux-ci démodés mais bons encore sont retirés de la circulation. Près d’eux se trouvait un grand vaisseau, un croiseur je crois, bâti récemment, mais qui ayant été construit trop faiblement pour tenir la mer, doit rester au port. Il n’est susceptible d’aucune réparation, de sorte que ce sont plusieurs millions perdus. Un peu plus loin, nous vîmes de vieux vaisseaux résolument démodés, puis ailleurs derrière des murs de toile nous vîmes un sous-marin. C’est un nouveau modèle sur lequel on fonde beaucoup d’espérance, aussi n’avons-nous pu voir que de loin sa forme allongée.

Il est aussi défendu aux gardiens d’accepter un pourboire. Je voulus voir si le règlement est observé et je glissai 10 pfennigs dans la main du gardien. Il retira vivement sa patte, regarda tout autour de lui, puis ne voyant personne, après un second coup d’œil il glissa sa main près de la mienne. D’un air indifférent à voix excessivement basse il me souffla un merci et ce fut tout. J’étais fixé.

Cette visite si intéressante dura une heure et quand le tram nous ramena à notre hôtel nous avions encore deux minutes pour prendre notre train et payer notre note. Heureusement que notre hôtel touche à la gare. Je payai, Guignard accompagna le portier dans notre chambre. Nous arrivâmes à la gare assez tôt et nous eûmes le plaisir de voyager en seconde car toutes les troisièmes étaient occupées. Le train qui devait nous faire parvenir à Bremen à 10 h ½ du soir était nécessaire pour nous, car sans cela nous ne serions arrivés qu’à 2 ou 3 heures de la nuit et cela n’est pas très agréable.

Nous avons repassé par Hamburg où nous avons eu 1 ½ h d’arrêt. Nous avons soupé et quand nous arrivons à la gare 10 minutes avant le départ du train on nous dit qu’il part d’une autre gare à 10 minutes de distance. Guignard tout effaré me regarda bouche bée. Moi j’accrochai un portefaix en lui demandant de nous conduire rapidement à cette autre gare. Mais l’autre déclara qu’il allait avoir de l’ouvrage et qu’il gagnerait davantage en restant qu’en nous accompagnant. Il m’indiqua d’ailleurs le chemin assez facile et tandis que Guignard conseillait de coucher à Hamburg que nous arriverions sûrement trop tard, je trottais comme un bon diable et nous arrivâmes encore une minute trop tôt. Ce fut une journée mouvementée mais qui se termina bien.

(…) Je vois que je m’allonge terriblement dans mes lettres, aussi je vous quitte en vous embrassant tous trois bien bien cordialement.
Votre Pilet