Préparatifs du voyage

Paul Baillod tel qu'en lui-même en 1906

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Dresden, le 21 août 1906

Ma bien chère famille,

Me voici de retour en bonne santé et je vous dois quelques détails sur l’emploi de mon temps pendant le beau voyage que cher papa a eu la bonté de nous accorder.
Je me suis procuré deux billets circulaires qui sont revenus à 45 marks l’un au lieu de 61 marks qu’aurait coûté le voyage avec des billets ordinaires. J’ai ensuite bien réfléchi à la manière d’employer notre temps. Il me paraissait peu intelligent d’arriver dans une ville sans la connaître et d’être réduit à demander des renseignements aux cochers ou aux garçons de café qui auraient abusé de la situation. En plus cela nous aurait causé une grande perte de temps en incertitudes et allées et venues inutiles. Il nous fallait donc un guide, un Baedecker, mais il coûtait 6 marks l’un et il nous en aurait fallu deux, car celui du Nord-est de l’Allemagne contient Leipzig, Halle, Berlin, Kiel et celui du Nord-ouest contient les autres villes. Je résolus la difficulté en trouvant après beaucoup de recherches deux Baedecker de l’an 1902, n’ayant pas servi et qui étaient vendus pour 3,75 marks l’un. Ils nous ont rendu autant de services que des nouveaux en étant 40% moins chers. J’ai ainsi pu lire quelques jours avant mon départ l’article sur chaque ville, noter par avance ce que nous voulions voir, combiner d’après les plans de villes, dans quel ordre nous visiterions les monuments ou musées pour perdre le moins de temps possible, etc. Nous y avons aussi vu le prix des hôtels et des restaurants et ainsi nous n’avons eu aucune des désagréables surprises comme celle du restaurant de Munich avec cher papa. En outre, comme le Baedecker indique les numéros des tramways avec leur destination, nous n’avons employé que ce moyen de locomotion. Dans aucune ville nous n’avons employé de fiacres.

Pour mon voyage j’avais pris deux chemises, 4 faux-cols, 6 mouchoirs de poche, 1 camisole, une paire de caleçons et la trousse de tante Marie qui nous a été excessivement utile. En outre pour ne gâter ou ne perdre aucun des bons chapeaux que je porte ici, je m’en étais acheté pour 3 marks un de feutre mou qui prend toutes les formes et s’accommode à tous les temps. C’est d’ailleurs la coiffure usuelle de voyage en Allemagne. Le tout était complété par mon appareil photographique et quelques rouleaux de pellicule, sans oublier ma pèlerine et mon parapluie. Un instituteur avait prêté à Guignard un sac de touriste que je porte au dos, et c’est avec cet engin commode que nous avons voyagé.

La plaie des voyages, ce sont les pourboires. Il faut en donner à tout le monde et quand on couche chaque nuit dans un hôtel différent et qu’on mange chaque jour dans un autre restaurant, cela se chiffre passablement à la fin. La fille de chambre attend dans le corridor, le garçon tend la main en tendant la note, le Hausdiener [le groom] vous salue sur le pas de porte avec sa brosse à cirage à la main pour qu’on ne l’oublie pas et le portier veut à toute force porter vos paquets à la gare pour ne les rendre que contre le pourboire. De temps en temps, nous en avons escamoté un ou deux, mais à Bremen par exemple, le Hausdiener nous a couru après pour nous dire qu’il avait ciré nos souliers et que nous l’avions oublié. A Magdebourg, le portier n’était pas content de 30 pfennigs pour une nuit et comme il réclamait énergiquement et ne voulait pas me donner le sac, je lui dis : « Donnez-moi immédiatement ce paquet, grossier gaillard que vous êtes, ou j’appelle cet agent de police. » Il s’est aussitôt fait tout doux, a balbutié des excuses et a filé tout doux.

Nous avons dépensé en tout, billets de voyage, Baedecker, chapeau, horaire, photographies, hôtels, repas, tramways, entrées aux musées, pourboires, etc. 39,80 marks. Nous avons eu des jours excessivement chargés, ainsi à Kiel où notre agence a coûté 3 marks par personne pour le tour de la ville et du port. Puis la visite du vaisseau de guerre 3 marks, sans compter les dépenses habituelles. Je crois pouvoir dire que nous n’avons fait aucune dépense inutile. Le soir nous ne sommes allés à aucun théâtre ou concert. Nous préparions notre plan pour le lendemain. Nous faisions notre culte et nous nous couchions tôt. Nous n’avons fait exception à cette règle que pour Berlin qui paraît-il vit autant la nuit que le jour. Nous sommes donc restés à « Unter den Linden » jusqu’à environ 11 heures. Ce spectacle a suffi pour me dégoûter passablement de Berlin, dont les habitants sont loin aussi d’avoir (?) le caractère jovial des Saxons.

Et maintenant avant d’aborder dans le détail les incidents de notre voyage, je dois vous parler de ma rencontre avec André Bourquin à Nürnberg. Dedou [c’est le surnom donné à André Bourquin, futur architecte à La Chaux-de-Fonds et ami d’enfance de Paul Baillod] est venu passer ses vacances près de Stuttgart et il m’a écrit combien il désirerait me voir et si je ne pourrais pas lui rendre visite. Je lui ai répondu que cher papa me payait déjà un grand voyage dans le Nord et que ce serait trop demander d’aller encore à Stuttgart, mais que peut-être si je faisais économiquement mon grand voyage, papa me permettrait d’aller jusqu’à Nürnberg, la seule grande et intéressante ville qui se trouve entre Dresden et Stuttgart. Ainsi les frais seraient supportés presque de moitié par les deux parties. Là-dessus Dedou écrivit à ses parents qui l’autorisèrent et il m’apprend brusquement qu’il sera mercredi à Nürnberg et s’il aura le plaisir de m’y trouver. J’ai reçu sa lettre à Leipzig en même temps que la vôtre et comme vous me parliez de cette rencontre comme en l’approuvant, j’ai répondu oui. Je n’aurais d’ailleurs pas eu le temps de vous demander l’autorisation. J’espère que cela ne vous fâchera pas. Les choses sont allées beaucoup plus vite que je le pensais et il est trop tard pour reculer.

Parlons maintenant un peu de Guignard, mon compagnon de route. C’est un garçon très dévoué, très serviable, toujours d’égale humeur, mais il ne sait pas se retourner. Il n’a aucune décision, il est toujours flottant et quand je lui demande son avis, il répond invariablement « comme tu voudras » ou « peut-être bien » ou « c’est comme tu l’entendras » etc. J’ai fini par ne plus lui demander son avis, à lui dire nous irons là, nous ferons ceci et cela a eu l’air de le soulager de ne pas avoir à s’inquiéter. Il est aussi malheureusement d’une ignorance énorme et me harcelait de questions parfois si bêtes que je me demandais s’il se moquait de moi. En outre il manque d’esprit critique et au lieu de s’attacher aux grandes choses dans une ville, et de les voir consciencieusement, il voulait tout voir, la moindre église, la plus petite pierre commémorative, toutes choses qui perdent du temps sans grand profit. Je crois que j’aurais eu plus de ressources avec Sapi [surnom du frère cadet de Paul Baillod, Jean Baillod, alors âgé de treize ans] quoiqu’il soit encore bien jeunet. C’était vraiment extraordinaire de voir ce garçon de 22 ans être comme une fille et s’en remettre à moi avec une confiance qui me touchait et m’irritait à la fois.

Et maintenant après tous ces préliminaires qui répondent je l’espère d’avance à toutes vos questions, je passe au voyage proprement dit.

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