Dimanche 10 octobre 1886 : découverte de Strasbourg et de sa cathédrale

Image : La cathédrale de Strasbourg à la fin du XIXe siècle

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Ah ! qu’il y faisait bon dans ce lit moelleux que ma chère sœur Lily m’avait préparé et que j’y dormais bien sous mes gros duvets… Ami lecteur qui que tu sois, paresseux de nature ou habitué à te lever avant l’aube, avant le deuxième chant du coq, tu pardonneras à ton narrateur qui, trouvant que le dimanche est le jour de repos, resta dans les plumes et dans les rêves jusqu’au troisième chant de l’oiseau d’Esculape. Phébus éclairait déjà les remparts de Strasbourg, ou plutôt il n’éclairait rien du tout, car il pleuvait ce matin-là quand Lily vint me tirer de ma somnolence. Je sors de dessous mes draps, puis m’habille de noir et je cours à la pharmacie où la bonne fée de l’endroit m’avait préparé un fort bon petit déjeuner auquel je fis grand honneur. Puis, quand tout fut avalé, je m’en allai sans Lily, mais avec sœur Catherine et tout un tremblement de sœurs aux bonnets blancs entendre le sermon de M. Wennagel. J’entre dans la petite église, je grimpe à la galerie…

En face de la chaire, le chœur composé de dames qui se lèvent pour tous les chants, tandis qu’au-dessus d’elles, éclairé par la lumière du gaz, l’organiste qui tient l’harmonium, croit de son devoir d’écraser tout le monde en tirant tous les registres possibles et impossibles. M. Wennagel, le prédicateur, est un homme qu’il fait beau entendre parce qu’il a le ton d’un homme convaincu, profondément chrétien et profondément désireux de faire du bien à son auditoire, mais il est poitrinaire au plus haut degré…

[Visite de la cathédrale] C’est aux abords de ce gigantesque édifice de pierre rouge que je vis, pour la première fois dans ma vie, une sentinelle prussienne saluer son officier, cela pour mon édification personnelle. À peine vit-il ce supérieur approcher de sa guérite, par des mouvements comparables à ceux d’un polichinelle dont on tire la ficelle, le dit militaire fit cinq à six simagrées pendables. Une vraie machine quoi ! après quoi, il suivit des yeux le dit supérieur qui passait son chemin. Voilà la force allemande. De figure, ce pioupiou ressemblait à Paul Comtesse (1). Ils lui ressemblent tous un peu du reste. (…)

Après que Reichardt eut été me changer 5 francs contre 4 marks chez son cordonnier et après avoir un peu examiné l’extérieur de la cathédrale, surtout le portail principal et la tour, depuis la place où Gutenberg perche sur son piédestal et bien regardé saint Laurent sur son gril, ornant le portail Nord, nous entrons et tombons en plein service. Un capucin quelconque, perché sur la chaire où prêcha Jean Geiler de Kaysersberg, moins orateur que lui, haranguait la multitude dévote en faisant force éclats de voix et gestes sentimentaux…

Moi, admirant, m’épatant à tout bout de champ, regardant les vitraux et tout le tremblement, je m’approche de près de la chaire qui est un chef-d’œuvre de sculpture et de finesse.

Suspendues ou plutôt accrochées à la partie nord de la grande nef, les orgues remplissent une des arcades latérales. On les admire beaucoup. Sœur Catherine m’a même dit qu’elles étaient d’argent. Pour moi qui trouve plus de charme à l’argent quand on le tient dans ses mains, je suis un peu choqué par les couleurs un peu trop criantes et je garde mon admiration pour plus tard. (…)

Après avoir gravi 330 marches d’escalier, soufflant dur et ne disant mot, on arrive sur la plateforme. Nous avons grimpé jusque là-haut sans nous arrêter… Une plateforme est une anomalie dans une église gothique, ça sent l’anormal, l’irrégulier et quoiqu’en disent tous les Strasbourgeois et leurs femmes, il manque une tour à leur dôme, et la petite cahutte du gardien, du muezzin en style arabe, ne peut de loin remplacer la flèche superbe qui devrait s’élever à sa place. On dit que les architectes ont craint que les fondements ne fussent pas assez solides pour supporter un nouveau poids. Bon à dire, je crois bien que ce n’étaient pas les fondements qui faisaient défaut, mais les fonds. Toujours est-il que la construction qui unit la tour à l’embryon de sa compagne est une grosse faute d’architecture…

Je n’en avais pas encore assez et je demande à Reichardt de grimper plus haut. Nous voilà encore traçant comme des malheureux et gravissant sans reprendre haleine dans une des quatre petites tourelles qui flanquent la tour, 170 marches. Les gens de la plateforme sont des Lilliputiens et ceux qui vivent sur la terre de vrais pucerons. Nous voyons encore quelques traces d’obus, derniers vestiges matériels du bombardement…

[Repas à la Maison des diaconesses] J’arrive tout juste à temps pour le dîner. J’ai dîné une fois seul de mon espèce avec 6 demoiselles, c’était aux Ruillères (au-dessus de Couvet), au bon pays de Suisse, mais dîner seul de son genre avec une cinquantaine de diaconesses en bonnets blancs, ça ne se voit pas partout et tous les jours, pas même dans les meilleures familles. Toujours est-il que je l’ai fait et qu’après la prière en allemand à laquelle je n’ai rien compris, on m’engagea à choisir un cantique dans les « hymnes du croyant ». (…)

[Au Jardin botanique tout proche] Tout à coup dans un coin perdu, au milieu de rocailles, j’aperçois une petite fleur rouge au milieu d’un parterre vert, c’est le solène des Alpes qui pousse dans nos montagnes bien aimées. Tout souriant le petit, tout content qu’il est de retrouver un compatriote éloigné comme moi « du doux pays de son enfance », comme aurait dit Chateaubriand. Il avait déjà perdu un peu de son caractère alpin, son feuillage était moins délicat et sa fleur moins fraîche. Il sentait, comme Lily, comme moi, il sentait l’exil quatre lieues à la ronde et pourtant il était toujours bien reconnaissable. Il me rappelait mes belles Alpes où tout est beau, les grandes montagnes comme les petites fleurs qui tremblotent sur leurs pentes. Et dire que si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu le cueillir, ce petit compatriote, pas pu le serrer dans mon calepin et le porter sur mon cœur. (…)

[De retour à la Maison des diaconesses, Daniel souhaite assister aux Vêpres chantés pas des religieuses catholiques] Ma sœur Lily réussit si bien à me cajoler, à me distraire que j’oubliai Réparatrices et chants mystiques et me voilà traçant faire encore une foule de visites. (…)

Celui-ci [un goûter pris avec des membres de la colonie suisse de Strasbourg] fut accueilli avec une bouche fendue jusqu’aux oreilles. Nous tapâmes dessus avec ensemble, joie, délices et orgues, sans compter Pâques fleuries et le reste. Puis, quand tout fut raflé, Lily me quitta pour préparer des potions dans sa pharmacie et moi j’allai dans la chambre de sœur Catherine batoiller (2) un tantinet…

 

(1) Alors pasteur aux Planchettes près de La Chaux-de-Fonds.

(2) Expression du parler neuchâtelois qui signifie converser.