Samedi 9 octobre 1886 : de Bâle à Strasbourg

Image : Clinique protestante des diaconesses de Strasbourg

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Je prends mon billet pour Strasbourg et une chope et un sandwich pour mon dîner. Il était quatre heures. À ce moment, André Fuchs, dont les vacances commencent aujourd’hui, car on vendange à Neuchâtel (1), arrive. Avec lui, je passe à la douane où je dis pour mon malheur que j’ai un peu de chocolat. Le douanier met encore la main sur le reste de mes pains d’anis et le tout étant pesé, je dois payer 60 pfennigs. Dire combien cela me révolte de voir mes affaires fouillées et farfouillées, est impossible.

Enfin, j’en suis quitte et je puis passer dans la salle d’attente. Puis, nous prenons un Schnellzug (train direct) qui franchit en moins que rien des distances énormes. Au bout de quelques instants, nous sommes à Mulhouse. André descend et je trouve à la gare toute sa famille, ses parents et sa sœur. Je leur serre la main et cause quelques instants avec eux. Ils me remettent une jolie petite corbeille remplie de fruits et d’autres mangeailles.

Le train siffle et me voilà de nouveau lancé dans les espaces, dégustant avec un plaisir bien compréhensible ce bon raisin du Rhin qui rappelle celui de mon pays. Vive les gens qui savent songer aux autres et leur fournir, sans qu’ils s’y attendent, de bonnes choses à se mettre sous la dent !

Tandis que seul, cette fois, et pour longtemps, croyais-je, je regardais filer la plaine et respirais un peu d’air frais à la fenêtre du coupé, voilà qu’à Colmar une porte s’ouvre et sœur Catherine, avec son bonnet blanc, grimpe dans mon wagon. Elle n’avait pas voulu entrer dans le coupé des dames, pensant me trouver dans celui des hommes. Quel bonheur ! Un nouveau visage connu. Je lui demande la permission de finir le sandwich que je croquais justement et puis ensuite, vogue la galère, les langues ont beau jeu ; nous causons de tout, de notre fameuse course en bateau de Neuchâtel à Montmirail, des diaconesses et de tout ce qui peut nous intéresser.

À l’horizon lointain, les Vosges se montrent, le train siffle ses trois coups et nous voilà en pleine gare de Strasbourg. Lily (sa sœur) est là, nous attendant. Je saute du train et j’embrasse ma chérie, descends les perrons sans remarquer la splendeur de la gare et les fresques qui l’ornent.


Nous cheminons gaiement du côté de la maison des diaconesses. Au milieu d’un dédale de rues, rencontrant un peu partout des soldats prussiens et filant devant des sentinelles qui ont le fusil sur l’épaule.

Nous traversons quelques rues, passons l’Ill et nous arrivons à la Maison-mère des sœurs diaconesses.

Sœur Luisa et d’autres sœurs étaient là, nous attendant. On se donne la main comme des gens qui sont tout heureux de se revoir. On parle tout doucement de peur de réveiller les malades ou de déranger ceux qui ne dorment pas ou l’ombre des trépassés.

On passe à la pharmacie, le domaine d’Élizabeth, puis à la cuisine première classe, jolie pièce dallée, carrelée, bien propre, où on sent la main d’une puissante directrice, où un joli petit souper nous attendait. Lili n’en croyait pas ses yeux, et moi pas davantage.

Puis, comme il se faisait tard, ma bonne sœur me conduit dans ma chambre qui est de l’autre côté de la rue. C’est l’ancien salon de Mme Haas. Sur une commode s’étale joliment encadrée toute la famille Junod, même moi, et cette jolie rangée de visages aimés semblait me dire « Tu es chez toi ». Sur le fourneau, une main anonyme si bien connue avait placé un petit bouquet tout modeste et tout frais pour égayer un peu la vie du pauvre exilé et pour lui redire dans un langage muet que la vie la plus triste a quelques fleurs pourtant et que l’exil a ses joies et ses beaux jours ; je m’en apercevais déjà.

Lily m’installe, nous causons encore, après quoi, comme le temps s’écoule, nous nous donnons deux gros becs retentissants en nous disant au revoir. Je souffle ma bougie, tout rentre alors dans le plus profond silence et cette première nuit en dehors de la maison et pourtant encore dans la famille, dura longtemps…

 

(1)  Le littoral neuchâtelois étant recouvert d’un vignoble remarquable, élèves et étudiants avaient congé le temps des vendanges pour aider à la récolte du raisin.