Un quotidien pas toujours facile

Eugène Wille avant son départ pour Cuba.

[]
Cliquez pour agrandir

31 janvier 1866, Eugène Wille


Chère mère,

J’achève de souper, c’est-à-dire de manger quelques sardines, du pain et du vin et tout en mangeant j’ai pensé à toi (…). Cependant, dois-je l’avouer, j’ai mangé avec appétit, car j’ai froid aux pieds et la nuit menace d’être très fraîche. Il y a plusieurs nuits que je dors avec mon surtout, celui que j’ai emporté de là-bas ; le pauvre, il ne m’a pas fait bon usage et, faute de soins, toute la série d’insectes rongeurs ont déchaîné sur lui leur voracité et il ne possède plus que la qualité d’être un préservatif contre le froid. Puisque je t’ai parlé de mon surtout, je te dirai que dernièrement j’ai été obligé d’acheter 6 chemises en fil naturellement, car le coton est très mal vu dans ce pays ; elles m’ont coûté à peu près 18 francs la pièce et n’ont rien d’extraordinaire. (…)

Je ne sais pas si c’est l’effet du souper, mais il semble m’avoir donné des idées bien matérielles : j’arrive au bas de la page et je ne t’ai parlé que de mon surtout et du prix des chemises.

J’ai laissé l’intervalle d’une nuit entre ces deux pages, car on dit que la nuit porte conseil et mes idées avaient une tournure passablement obtuse ; si elles suivent ce cours je ne pourrai m’en prendre qu’à la pauvreté de mon imagination car, je suis à jeun, le temps et ma tête sont fraîches et pour chasser l’engourdissement du sommeil j’ai été avec M. Casas voir quelques gilets annoncés dans une espèce de déballage. Le seul inconvénient est tout à fait physique, j’ai les mains froides et tu seras peut-être obligée d’employer tes plus fortes bésicles pour déchiffrer mes hiéroglyphes.

Que te dirai-je, du reste, chère petite maman, je pense souvent à toi quand j’ai l’humeur chagrine ; (…) ; c’est bien triste de vivre toujours entre hommes quoique d’un autre côté on se fortifie ou l’on s’endurcit le caractère et que l’on s’apprenne à refouler en soi ses sentiments et à faire plus ressentir son individualité. Je t’assure que sous ce rapport j’ai encore beaucoup à apprendre, il me manque encore beaucoup d’assurance (…). Si j’ai des enfants je m’efforcerai d’en faire des sapeurs et des effrontés déterminés, car, comme est construit ce misérable bas-monde, l’effronterie devrait être considérée comme des plus importantes vertus. Enfin, je vais laisser ma philosophie pour une autre occasion.

Le Chinois est impatient de mettre la table pour le déjeuner. – Des salutations à tous et deux gros baisers de ma part à ma bonne petite mère.
Eugène