"Sous le rapport du climat, je préfère celui-ci au nôtre..."
Ci-contre image de Sagua-la-Grande à la fin du XIXe siècle. Tous droits réservés.
30 janvier 1866, Eugène Wille
Cher père,
Pour te punir de ne pas nous avoir écrit, ni une seule ligne, au moins pour la forme, je vais t’écrire une longue lettre, mais si longue que tu diras : « Mais ça n’en finira pas ? » ; car c’est bien vilain de ta part de vouloir te venger de la négligence de tes fils en gardant un silence absolu. (…)
Les lettres que nous avons reçues nous ont fait un plaisir immense, car elles nous peignent le bonheur et la prospérité de la famille sous de si belles couleurs, au point qu’en lisant la lettre d’Alice, involontairement les larmes nous sont venues aux yeux, car voilà bien des années que nous ne pouvons jouir de ces réunions de famille où la gaîté, sans arrière-pensée, brille dans tous les regards et anime tous les cœurs. Il me semble que je fais des périodes dans le style du National suisse, mais qu’y faire ? Il y a si peu de paroles pour exprimer ce que l’on sent. (…)
La semaine dernière, j’ai eu le plaisir d’entendre chanter passablement bien une demoiselle, ce qui est bien rare dans ce petit village. (…) J’ai passé une soirée bien agréable vu l’amabilité tant des maîtres de la maison que de la demoiselle en question qui parle parfaitement français et paraît avoir reçu une éducation assez distinguée, ce qui est très rare de rencontrer parmi les filles d’Eve de ce pays ; j’ai oublié de dire que cette demoiselle a été élevée à New York. Je ne sais si c’est plus ou moins mérité, mais les Américaines ont ici la réputation de recevoir généralement une éducation très soignée. Quelques-uns prétendent même qu’aux Etats-Unis les femmes reçoivent plus d’instruction que les hommes. Je ne puis en juger par moi-même, car c’est la première fois que je fais la connaissance avec une Américaine et les Américains qui viennent ici sont généralement des mécaniciens, pour la plupart grossiers et ordinaires. Si je t’ai raconté ce petit incident, c’est qu’il fait époque dans une vie aussi monotone et aussi ennuyeuse que celle que nous avons généralement passée jusqu’ici. (…)
Je vais te dire une chose qui va peut-être te sembler drôle, mais sous le rapport du climat, je préfère celui-ci au nôtre, car je crois que mon tempérament est ennemi du froid, cependant avec quel plaisir je supporterais toute l’année 10 au-dessous de zéro pour avoir le plaisir de grelotter en famille. On se fait généralement une idée exagérée des chaleurs tropicales, elles ne sont pas si tropicales qu’on se plaît à le dire et ayant à sa disposition un logement frais et bien situé, ce n’est pas si difficile à supporter, cependant je n’aimerais avoir à exercer un gros métier dans ce pays.
Mon rêve est un premier étage et je m’étonne fort que le goût pour les maisons élevées soit si peu développé. On prétend que c’est la crainte des ouragans qui a fait adopter généralement ce genre de constructions, mais c’est plutôt, je crois, la crainte du bien-être et une économie mal entendue. Généralement les maisons sont en bois, car elles sont celles qui se prêtent le plus à la spécialisation.
Enfin, je vais terminer mon insignifiant bavardage, du reste j’entends Charles qui se retourne passablement dans son lit et je crains que la lumière ne l’embête un peu et je ne veux pas non plus épuiser tout mon style avec toi, car je ne veux pas laisser la bonne lettre de maman sans réponse.
Il me vient en mémoire que nous manquons de crochets de chaînes de fusée, si on n’en a pas déjà fait la demande, fais-moi le plaisir de joindre deux grosses assorties au prochain envoi, s’il est encore temps.
Adieu, cher père, ton fils qui t’aime tout ce qu’il peut aimer.
Eugène
Bien des salutations à toute la famille.