Faire sa vie aux Etats-Unis

Jean et Yvonne s'intègrent de mieux en mieux dans leur patrie d'adoption et se préparent à devenir citoyens américains.

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12 septembre 1923 (Yvonne)

Ma bien chère petite maman,

(…) Que de changements nous allons trouver quand nous rentrerons en Suisse ! Changements de notre côté aussi car peu à peu nous nous habituons aux divers genres américains. Nous leur envions leur « flegme » qui se traduit par un calme et une bonne humeur générale. Ces bougres d’Américains ont beau avoir des pannes d’autos, des contretemps sérieux, des pertes ou… même de bons petits gains, ils sortent toujours leur « all right », d’un ton légèrement nasillard et lent. Depuis que nous sommes ici, nous n’avons jamais vu ni entendu une chicane autour de nous. Le régime sec doit y être pour quelque chose aussi, mais sans en être la principale cause. Et puis la population est plus libre qu’en Europe ; presque pas d’impôts et le vote des femmes sont bien faits pour rendre l’homme plus homme et la femme davantage son égale ; quoiqu’à ce jeu-là, la femme perde un peu de sa douceur et sa sensibilité qui elle croit la font inférieure aux yeux de l’homme. – Moi aussi peut-être j’ai cru que de ne pas avoir certains attributs de l’homme, c’était être légèrement moins que lui, et je me plaisais à me donner un petit air de chef ; mais maintenant non. Je sais que les deux ont un rôle à jouer, tous les deux nobles et beaux quand ils sont remplis avec l’élan et la force qui leur sont dus. (…) . – Ma chère maman, votre brave fils Jean, qui a si noblement servi la Suisse pendant près de deux ans, parle maintenant de se faire citoyen de la grande Amérique. Ceci parce qu’il trouve normal qu’un individu s’adapte aussi intimement que possible au pays qu’il habite, et aussi pour échapper à sa taxe de service militaire (s’élevant à f. 31.-) que la Suisse lui réclame. Il trouve un peu raide d’avoir dû quitter un pays parce qu’il n’y gagnait plus sa vie, et de se voir obligé de payer une taxe avec de l’argent gagné sur un autre continent ! Au fond, il cherche à imiter certains petits lézards qui passent devant notre porche et qui sont bruns sur le bois et verts sur les feuilles (…), c’est du camouflage instantané ! (…)

27 septembre 1923 (Jean)

Ma bien chère maman,

(…) La brise marine dont nous jouissons presque continuellement fait extrêmement vite rouiller l’acier et je dois faire très attention avec mes montres et mes outils, d’autant plus que notre transpiration un peu « soufrée » attaque très vite les spiraux, si nous ne faisons pas des nettoyages très complets. Cela a aussi son bon côté, car bien des clients apportent des montres arrêtées pour cause de rouille. Mon travail continue à bien aller ; les mois d’été sont un peu clames, mais avec l’hiver la vie reprend et si les récoltes d’oranges et de légumes sont bonnes, nous serons bien occupés. Wauchula s’accroît tranquillement et à voir les progrès accomplis depuis 10 ans, nous espérons qu’une nouvelle décade agrandira beaucoup la ville. Autant le samedi soir est animé, groupant dans la rue principale et les plus d’autos que La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel et Le Locle réunis, autant le dimanche est calme et mort. A part les autos qui traversent la ville, emportant les promeneurs, il n’y a aucune animation quelconque, tout est fermé à part les restaurants, mais comme ils ne vendent pas de boissons alcooliques il n’y a pas l’effervescence de nos cafés. Le cinéma est fermé. Les églises ou salles de réunion groupent des auditoires considérables pour une si petite ville, il y a au moins 7 lieux de cultes toutes de différentes sectes. La plus nombreuse est je crois l’église baptiste, puis la méthodiste, la presbytérienne, etc. Devant tant de belles choses nous ne savons où aller et regrettons notre brave petite église de la campagne groupant toutes ces différences sous un même drapeau. (…)

Mais en voilà beaucoup pour une fois, j’oubliais pourtant de te dire que les hommes, tout au moins le 90 % des hommes et peut-être le 10 % des femmes ont un grave défaut ; celui de chiquer, chiquer continuellement et en te promenant en ville tu dois (veiller) à ce qu’un de ces braves chiqueurs ne t’envoie pas un jet de salive sur tes habits. Je suis sûr que tu frémis en lisant ces lignes, mais rassure-toi, ce sont de braves gens et tu aurais tort de te fâcher en voyant ta robe tachée, car le fautif te regardera avec un large sourire et mâchonnera « it is allright ! ». (…)

8 novembre 1923 (Jean)

(…) Vous ai-je déjà dit que les nègres n’osent pas s’établir en ville, par contre ils sont nombreux aux environs, mais les règlements les tiennent toujours à distance. Cela nous choque même, mais s’ils n’étaient tenus en respect, avec leurs caractères d’enfants, mais leur force d’hommes, ils deviendraient rapidement insupportables. En gardant la distance, ils restent tranquilles, respectueux même et sont souvent d’un voisinage plus agréable que bien des blancs. Ils ont leurs écoles, leurs églises, leurs wagons, leurs salles d’attente spéciaux etc… et ne sont pas admis dans les établissements ou wagons réservés aux blancs, le contrôle se fait à l’entrée en voiture, un agent de train se trouve vers chaque compartiment. Je crois que dans le Nord la différence est moins marquée, peut-être parce que les nègres y sont moins nombreux. (…)

J’ai dû me rendre à Tampa pour recevoir mes premiers papiers américains ; j’y suis allé avec mon patron dans son auto, le voyage ne m’a rien coûté et de plus il m’a payé ma journée, c’est bien aimable. J’ai dû jurer que je ne suis ni anarchiste, ni polygame, ni favorable aux idées de polygamie ! J’ai juré de grand cœur. Dans 4 ans, si c’est toujours mon idée je fais une 2e démarche et puis être citoyen américain, pour le moment je suis encore suisse. (…)

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