Les nus de l'Académie

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Rheinfelden le 3 juin 1914

Ma bien chère Inès,

Que te dirai-je de ta lettre reçue hier matin !

Depuis un certain temps déjà, je suis inquiet, soucieux, tourmenté à ton sujet ; ta dernière lettre a encore augmenté ces tourments. J’ai beau chercher à envisager les choses au point de vue artistique, j’en arrive toujours à la conclusion, qu’il est dangereux qu’une jeune fille fasse des hommes nus, absolument nus, la pudeur ne le permet pas, et je t’assure sans exagération, que je n’oserais pas montrer la photo que tu nous as envoyée à qui que ce soit. J’ai honte de penser que ma fille voit des choses qui doivent être cachées et ignorées, et surtout de penser qu’elle considère comme un art de chercher à les reproduire. Je me résignerais tout au plus à comprendre cela pour une femme mariée et même pas, mais jamais pour une jeune fille qui doit et veut rester innocente et pure.

Je te parle très franchement, comme je n’aurais jamais cru devoir le faire.

D’abord, méfie toi des hommes, de tous les hommes même de ceux et surtout de ceux qui paraissent les mieux intentionnés pour toi ; méfie toi de toi-même, car la vue de toutes ces choses influe sur tous les sens, sans que tu t’en doutes ; on s’habitue insensiblement à tout et on en arrive aux pires extrémités sans s’en être rendu compte.

Je n’aime pas ces compliments de tes professeurs de Mr. Jeanniot en particulier, je ne le connais pas, mais c’est un homme et tout ce nu que vous discutez et coudoyez ensemble me fait peur, me rend très méfiant et malheureux. Je suis très mécontent aussi que tu poses chez un artiste pour le buste ; quand tu nous l’as écrit, je pensais que c’était pour la figure et je t’aurais défendu de poser si j’avais su que c’était aussi pour le buste. Enfin, je souffre beaucoup de toutes ces choses et je ne serai tranquille que lorsque tu seras de nouveau à la maison. Si j’avais été en meilleur état, je serais parti immédiatement pour Paris, afin de te ramener de suite, mais réflection (sic) faite, je pense que tu es assez intelligente pour me comprendre, j’espère que tu te rendras compte des dangers que tu cours et que tu n’oublieras jamais que l’honneur va avant toutes choses et que s’il n’est pas intact tous les talents artistiques et tous les biens ne sont rien.

La prière que j’adresse tous les jours à Dieu, et ce qui me tient le plus à cœur au monde, c’est que tu restes innocente et pure dans ce milieu perverti qui a perdu le sens vrai de toute morale. Sois pieuse, et prie aussi toujours Dieu de te préserver de tout le mal qui t’entoure. – Reviens avec tante Amélie, maman a écrit à tante Adèle, pour qu’oncle Henri te prête l’argent qu’il te manquera. Nous t’attendons irrévocablement la semaine prochaine. Ecris nous par retour du courrier, pour nous tranquilliser. Nous t’embrassons bien tendrement.

 

Ton père qui désire avant tout ton bonheur.

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