L'école

Ce qui n'avait pas changé...

Extraits:

Ce qui n'avait pas changé, par contre, c'était l'école : Une haute maison paysanne qu'on voit de loin en débouchant sur le plateau au-dessus des Sagnettes. Cette ferme abritait l'école et la chambre de l'enseignant dans un angle du bâtiment, le reste étant dévolu aux activités d'une famille d'agriculteurs et à leur bétail. Rien n'avait changé : même perron à côté de la porte de grange et surmonté d'une cloche - c'était d'ailleurs le seul indice qui permettait de penser que, mais oui, il y avait là une école - même hall d'entrée avec des toilettes rudimentaires, même salle de classe avec ses trois fenêtres, son énorme poêle noir dont la « cavette » - une sorte de petit four - permettait de cuire des pommes en hiver, mêmes fentes au plancher grinçant par où tombaient parfois les crayons jusque dans la remise au-dessous.

Une différence majeure cependant : mes élèves n'apportaient plus leur bûche chaque matin pour chauffer la classe comme au bon vieux temps de Cécile Jeannet ; le chauffage était moderne : les briques de tourbe emballées dans du papier journal faisaient très bien l'affaire et d'ailleurs, je n'avais pas à m'en occuper : nous avons toujours eu chaud, le climat du haut plateau étant bien moins rigoureux qu'au village.

Entre le pupitre et le fourneau, une porte menait à la chambre de Cécile, ma chambre désormais: étroite avec un lit, une table, une lampe à pétrole, une chaise, une armoire. A l'autre extrémité de la pièce, un petit calorifère, le réchaud et la bouteille de gaz (un luxe que Cécile n'avait pas connu), un seau et un broc à eau que je remplissais à la pompe en bas dans la cuisine. Une porte ouvrait sur la grange et me permettait de descendre à l'étage au-dessous. L'unique fenêtre donnait sur les champs et sur la ferme des Sandoz à quelque distance. On m'avait avertie : le grand-père Sandoz s'était muni de jumelles pour zieuter la maîtresse dans ses appartements. Aussi mon premier salaire - une fois payées mes dettes de douane - fut-il consacré à l'achat de rideaux, des rideaux épais !

Vous l'aurez deviné : ce qui n'avait pas non plus changé depuis le 19 siècle, c'était l'absence totale d'éclairage dans la ferme et donc dans l'école. Toutes les autres maisons étaient connectées au réseau électrique, sauf celle-là. Comprenne qui pourra ! Donc, j'ai dû apprendre à allumer ma lampe à pétrole, régler la flamme, nettoyer le tube de verre et prendre garde au feu... Dans la classe, par contre, pas l'ombre d'une chandelle ou d'une lampe, néant !

Faute d'éclairage, mais aussi à cause des distances parcourues par certains élèves, l'école ne commençait pas avant le jour en hiver et se terminait de bonne heure. A midi, une pause permettait aux enfants d'avaler une soupe chaude à l'étage au-dessous, de manger leurs tartines à même leurs pupitres d'écoliers, puis de s'ébattre un moment sous les sapins. Je me vois encore sur le perron, m'apprêtant à sonner la reprise des leçons, lorsqu'un garçon me crie de là-bas sous un arbre : « Maîtresse, vous êtes belle... de loin ! »
Vu la brièveté de la pause de midi, aucun élève ne rentrait à la maison. Quant à la maîtresse, elle avait l'avantage de pouvoir allumer le gaz sous sa casserole entre deux paragraphes de grammaire et d'être alertée instantanément lorsque son dîner brûlait...

Au 19e siècle et partout à la montagne, l'école ne fonctionnait que l'hiver, les enfants étant occupés aux travaux ces champs pendant la belle saison. Je présume, sans en être sûre, que les enseignants n'étaient aussi payés que six mois par année. Cécile Jeannet, comme moi plus tard, avait remplacé un collègue au pied levé. Le premier novembre, date du début de l'année scolaire, le père Vuille-Bille, l'ancien régent, ne s'était pas présenté à son école. Cet homme déjà âgé, incompétent et de surcroît, plutôt porté sur l'eau-de-vie de gentiane, était décédé trois jours auparavant. La joie des galopins, qui croyaient déjà avoir retrouvé leur liberté, avait été de courte durée.