Un point de vue neuchâtelois vu de Zurich sur le conflit

En décembre 1914, le poète Carl Spitteler, Prix Nobel de littérature en 1919, donne une célèbre conférence où il parle de « notre point de vue suisse ». Il appelle à resserrer les liens entre les Confédérés, dont les sympathies se partagent alors entre les Empires centraux et les Alliés. Pour lui, « les frontières de notre pays sont aussi des lignes de démarcation pour nos sentiments politiques. » L’ingénieur Daniel Gauchat, dans une lettre du 29 janvier 1915 à sa nièce Marguerite Sandoz, à Neuchâtel, fait écho aux propos de Spitteler.

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Ma chère petite amie,

Je te remercie infiniment de ta charmante lettre du 10, à laquelle je te réponds, comme tu vois, depuis Zürich ! Me revoici dans mon pays, mais pour de bon. Tout en maintenant ma place, les circonstances créées par la guerre m’ont amené à reprendre mon domicile à Zürich où je suis en train de me chercher un logement, aidé par la tante Fanny qui est désolée comme moi de constater qu’il n’y a que très peu de logements disponibles tels que nous en aimerions habiter. (…)

(…) J’espère que cette année nous donne la paix et qu’elle apaise aussi les esprits surexcités en Suisse, que je n’ai pas trouvée aussi unie et patriotique que je ne l’avais désiré. Mais avec un peu de bonne volonté de part et d’autre et un peu plus de bon sens, cela viendra.

Nous étions à Berlin bien plus neutres que vous ne l’étiez tous en Suisse. Et cela provient du fait que nous étions beaucoup mieux renseignés en lisant des journaux allemands, français, suisses et italiens, tandis que souvent en Suisse les gens ne lisent qu’un seul journal qui est leur catéchisme. Ce que les journaux ont fait de mal au monde, c’est incroyable ! On aurait dû les supprimer tous dès le commencement de la guerre. Les journaux ont fait plus de mal que les canons et les fusils, et ils ont occasionné du mal également aux pauvres neutres, qui sont absolument innocents à tout ce carnage épouvantable.

Et qu’a donc fait la religion ? (…) Tout le monde s’est trouvé bouleversé par cette terrible catastrophe et au lieu de se réfugier dans sa bible pour tâcher de se réconforter, les pauvres esprits se livrent à des idées de superstition et à la haine. Je plains la pauvre Belgique, les pauvres Français et les pauvres Allemands etc., qui tous luttent pour leur patrie, et pleurent des enfants et pères tombés ou estropiés.

Et tout cela pourquoi ? Parce que les races entre elles ne se comprennent pas et on leur apprend à se détester dès la petite enfance. Quelle faute, quel crime vis-à-vis de l’humanité ! Et quel est le devoir à remplir par la Suisse ? Non seulement elle est neutre et elle doit sauvegarder ses intérêts, mais elle doit faire son possible pour reconstruire les ponts détruits entre une nation et une autre, elle doit prouver qu’en Suisse les Welches et les Stofiffres sont unis, malgré la différence de langue et de races et que l’on peut facilement s’entendre avec un peu de bonne volonté et en se fixant un but. Il nous faut créer la Croix-Rouge pour les âmes, mais tout d’abord il faut se vaincre soi-même avec ses petites idées fixes. Chacun se fait une opinion selon les cloches qu’il entend et montre une opiniâtreté épouvantable, ce que l’on traduit en allemand bernois avec Steckgring. On discute sur les causes de la guerre, sur celui qui l’a déchaînée et l’on oublie que le tout est une tragédie épouvantable avec toutes ses suites douloureuses pour les innocents, tragédie que les gens ont méritée peut-être à cause de leurs vices.
Corrigeons ces vices et contribuons tous ensuite à les corriger aux autres par l’exemple.

Tu remarques que je ne suis pas furibond pour l’une ou l’autre cause, que je mets de côté l’atavisme, cela provient du fait que par mes nombreux voyages j’ai appris à connaître les différentes nations mieux peut-être que beaucoup de gens qui se permettent de juger sans connaître. J’ai des amis partout, j’apprécie les bonnes choses chez chacun et je cherche toujours à rapprocher l’un de l’autre, même souvent en supportant moi-même un tort. Quand quelqu’un est malade, on le traite avec douceur et on attrape beaucoup plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre.

Voici ma théorie, qui me permet de rester calme et je le souhaite à tout le monde, pour que la paix puisse se rétablir, la paix que nous désirons pourtant tous.

C’est avec plaisir que j’apprends que vous allez tous bien et je te prie de transmettre à tes chers parents les salutations cordiales de ton dévoué oncle Daniel qui t’embrasse avec affection.

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