« La grave situation de notre Suisse »
Image : L’appel de la patrie. Allégorie montrant trois générations prêtes à partir au combat. La crise liée aux événements de Neuchâtel a révélé l’existence d’un véritable sentiment patriotique suisse. Reproduit dans Kreis (G.), 1986. Le siècle où la Suisse bougea. Un nouveau regard sur le XIXe. Lausanne : Editions 24 heures, p. 123.
Chaux-de-Fonds le 7 janvier 1857
Mon très cher Charles,
Ta dernière lettre nous a bien réjouies, et a chassé de nos cœurs toute l’inquiétude que nous avions à ton sujet ; il était temps qu’elle arrivât, car nous ne nous possédions plus d’impatience ! (…)
Tu n’ignores pas, sans doute, les événements de notre pays ; la renommée t’a peut-être encore grossi la grave situation de notre Suisse, car notre petit pays qui ose résister à la Prusse, et se mettre à dos toutes les puissances européennes, attire l’attention du monde entier, et certes, il y a de quoi, mais sois tranquille, mon cher Charles, tout ira bien, et malgré les énormes préparatifs de guerre, la paix peut encore se faire. Toute la Suisse s’est levée comme un seul homme, les frontières sont soigneusement bordées, et l’ennemi malgré son nombre n’entrera pas ; tout le mal qu’on peut nous faire, c’est de bloquer la Suisse et de n’y pas laisser pénétrer les farines nécessaires à la subsistance des habitants. Tout le monde est soldat, la plus grande partie des royalistes en voyant la patrie sérieusement menacée sont devenus républicains. Chacun part pour la frontière du Grand-Duché de Bade et à ce qu’il paraît, les vieux seuls vont nous garder. Si tu voyais ces bons hommes en roulières, ou revêtus d’une pièce d’un vieux uniforme sans fusils, ne tenant qu’un long bois, à qui l’on apprend la manœuvre militaire, tu rirais de tout ton cœur ; cependant, malgré leur air comique on les vénère, et quand ils auront reçu l’équipement qu’on leur destine, leur tenue sera bonne. Tu serais bien obligé de marcher, si tu étais ici, malgré ta réforme ; il n’y a que les impotents qui restent à la maison. Les femmes ont aussi leur part dans cette affaire, elles fabriquent par centaines et par mille les chemises et les ceintures de flanelle les bas et les chaussons, les mitaines et les bonnets de belle laine fine destinés pour les militaires, et cela par ordre du gouvernement. Les classes du collège travaillent à qui mieux mieux, et la mienne est occupée pour le moment à faire d’étranges bonnets tricotés qui se mettent sous le képi et qui préservent la tête, le cou, les oreilles le front et le menton, ne laissant ressortir que le milieu du visage. Cela est excellent, car dans nos fortes gelées, nos pauvres soldats gèleraient avant de pouvoir combattre ; les soldats de Crimée, l’année passée, avaient adopté la mode de ces fameux bonnets. Mais pourtant il est à espérer que tous ces grands préparatifs seront inutiles, car il est possible que si la Confédération relâche les prisonniers qu’elle a faits aux journées de septembre, le roi de Prusse abandonnera ses droits prétendus sur le canton de Neuchâtel, et nous en serons quittes pour la peur. (…)
Mais ne nous inquiétons pas d’avance ! Mais il est temps de terminer ma longue lettre, adieu mon cher Charles, je te souhaite du courage, une bonne santé et de la confiance en Dieu.
Ta très dévouée
Marie