Vendredi 15 octobre 1886 : une croisière sur le Rhin

Image : Rocher de la Lorelei vers 1900

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À 6 heures et demie et même bien avant, car j’ai peu dormi, je me réveille, me lève à la ½ environ. J’empaquette mes affaires, descends en bas pour déjeuner, réclame ma note qui est 4.20 marks, en comptant le port de ma valise et le porteur. Après avoir refusé énergiquement au porteur de l’hôtel de le laisser porter mon petit bagage, je pars pour prendre pied sur mon bateau. Je n’ai rien vu de la ville, rien de ce qu’on peut en voir la nuit quand on marche ¼ d’heure environ, rien sinon les restes d’un vaste incendie d’une immense fabrique détruite la veille dont on aperçoit encore quelques poutres en combustion.

À 7 h., je pars donc pour mon bateau en passant sur le quai du Rhin. À bord, on fourre ma valise dans la cale (30 pf.), ce qui m’ennuie un peu.

Le bateau sonne, nous filons sur le Rhin en passant sous les arches splendides d’un pont en fer. Un Irlandais que je prends d’abord pour un Hollandais, parce qu’il prononce le ch = k, m’aborde, s’informe du panorama que je porte sur moi et que j’ai acheté 1 mark et nous finissons par nous entendre. Ce fut presque mon seul compagnon de route.

Le bateau navigue sur les eaux jaunes vertes du Rhin, calme et paisible. Nous filons entre des îles couvertes de forêts, ralentissant la marche sur les bas-fonds et toutes les fois que nous rencontrons un caboteur ou un bateau quelconque, surtout des barques chargées que des vagues trop fortes pourraient faire couler. C’est ainsi que nous ménageons les bateaux tout chargés de raves et de betteraves. (…)

Les capitaines des bateaux, de vrais marins avec la casquette, ou le caporal d’office se saluent au passage, ainsi que leurs subalternes et non contents du salut militaire, ils se font de grands gestes d’affection. Cet usage provient, je le pense, de vrais marins et non des marins d’eau douce, qui, se rencontrant sur les immensités sans horizon, éprouvent le besoin de se dire plus qu’un simple bonjour. Quand je vois ces grandes effusions du pilote à la barre, je pense à ces adieux que se font en mer les marins lorsqu’ils songent que leurs adieux pourraient bien ne pas être des au revoir.

Ces caboteurs qui abondent sur le Rhin sont soit de petits remorqueurs ne tirant qu’un seul bateau, soit d’immenses navires à deux cheminées, soufflant dru quand ils passent, remorquant trois ou quatre immenses barques pontées et chargées. Chacune de ces barques de commerce est attachée au bateau principal, au vapeur, par un immense câble, un fil, comme disent nos marins neuchâtelois…

Le temps est brumeux et le Rhin serpente de Mayence à Bingen, dans une plaine triste, bordée au Nord seulement par le Taunus . Il fait triste et je songe au beau pays du soleil, à notre lac à l’eau claire. Les collines se rapprochent pourtant, voilà le fameux château de Johannisberg, avec ses vignobles qui, dit-on, je n’en sais rien, produisent un vin exquis (à 10 marks la bouteille).

[À Rudesheim, Daniel aperçoit le fameux monument de l’orgueil national allemand : la Germania.]

Je la contemple de loin, cette femme géante, le bras étendu, tenant, je pense, dans une main la couronne de laurier. Je vois tout cet immense monument sur son piédestal immense, sortant de la paisible forêt qui l’entoure et je pense que quelques coups de canon en auraient vite fait l’affaire. (…)

J’oublie de dire que, bien avant Coblence, se trouve le fameux rocher de la Lorelei avec sa légende connue, qui ne m’a pas énormément frappé. Il surplombe plus ou moins le Rhin et ne vaut pas le rocher à pic de la Clusette.

Ces bords du Rhin sont pittoresques, mais si ces montagnes de 800 pieds de haut peuvent faire l’admiration générale des Allemands, j’avoue qu’à moi, Suisse, elles ressemblent à des taupinières… Ce qui est plus joli que ces coteaux de vignes, ce sont les ruines et les châteaux qui les couvrent…

(Après Sooneck), arrivèrent, à ce moment-là, deux personnes qui troublèrent un peu la fête. C’était un Allemand, avec de beaux yeux, une belle barbe et une petite taille et sa femme qui me rappelait en beaucoup mieux Mme Coline Naef. Ils avaient l’air si heureux, et ils avaient de bonnes façons que je les ai pris d’abord pour des Français. Leur bonheur de famille, c’était, je pense, deux jeunes mariés, m’a rappelé ma famille et la tristesse est venue, me préoccupant de toute autre chose que de la vue.

À Coblence, la pluie commence forte, serrée, avec une tempête épouvantable, si bien qu’à un certain endroit, le bateau rata sa manœuvre et dut revenir sur lui-même pour pouvoir aborder. Aussi je rentre dans la cabine, je m’appuie sur la valise que j’ai pu ravoir et je commence à lire un abrégé de la Réformation, en français passable, mais qui vaut mieux que celle de mon guide du Rhin que j’ai pris et que je relirai à Berlin, quand nous voulons rire.

La cabine est pleine de monde et d’une odeur écœurante que je supporte avec dignité, quoique je n’aie rien mangé depuis le matin qu’un peu de raisin et quelques pains d’anis.

De temps en temps du reste, je sors et, tout grelottant encore, j’admire le château Arenfels à Bad Hönningen et la jolie Apollinariskirche à Remangen avec ses quatre tours…

À Bonn, j’attends pour redescendre dans la cabine d’avoir vu un moulin à vent, le premier que j’ai jamais contemplé de ma vie. Avec ses quatre ailes tournant paisiblement, sa petite tour ronde et son toit en coupole, il a quelque chose d’honnête, d’aimable. Il fait songer à une vie paisible…

Mon Irlandais s’est pris de bec avec le tenancier du restaurant de mon bateau qui s’appelle « Adolph », en lui disant que le vin est très cher ici. L’autre lui dit qu’il ment. J’ai tout compris de cet échange musclé, mieux qu’avec un vieil Allemand à barbe grise, qui me parlait confusément, me faisait de longs discours dont je ne comprenais souvent pas le moindre mot. Je lui disais que oui et il le croyait, ce qui était encore le plus drôle.

Au bout d’un moment, comme j’étais sur l’escalier, à la chotte , et prenant l’air, le caviste arrive et veut passer sur la marche la plus petite de l’escalier, la seule que je lui laissais, il fait un faux pas et patatras et patatras.

Je ne l’avais pas touché, il avait été maladroit et voilà tout. Voilà pourtant mon gaillard, qu’au lieu d’être tout confus de sa maladresse ou de me prier complaisamment de lui laisser la partie la plus large de l’escalier une autre fois, le voilà qui éclate et qui fait obus dans la cabine. Quant à moi, j’ouvre mon parapluie et je vais prendre l’air.

Droit après, mon Irlandais qui descend l’escalier, sent une lampe lui arriver dessus, il s’en tire avec quelques taches d’huile sur son paletot et s’en plaint au contrôleur. L’autre fait une enquête et va chercher le mousse qui perchait dans n’importe quel coin du bateau pour l’amener en présence de l’Irlandais qui déclare que le gamin n’est pas coupable. N’est-il pas frappant de voir le plus faible être accusé toujours le premier.

[Arrivée à Cologne]

Nous abordons sur un quai chargé de colis, de bagages et couvert de monde. À gauche, des ouvriers, à la lumière vacillante de torches, excitée par le vent, travaillent à la construction d’un quai et sont au-dessous du niveau de l’eau, mais une pompe locomobile les préserve d’un bain froid.

Au milieu du brouhaha général et des cris des matelots, j’aperçois sur la façade d’une maison cette inscription : Hôtel des Trois Rois. C’est précisément cet hôtel que j’avais choisi d’avance sur le conseil de mon Irlandais qui possède un Baedeker plus complet que le mien. Je ne fais ni une ni deux, et après avoir congédié par un Nein fort sec tous les porteurs qui se présentent, j’arrive à l’hôtel, prends ma chambre, soupe quelque peu, écris une lettre à la maison, et vais faire un tour sur le quai et sur le pont de bateaux. Il faut payer deux pf. pour y passer. Cela m’amuse beaucoup, tellement que tirant ma monnaie de ma poche, je dis à l’employé : « Mit freude » (avec joie). Je reviens et me couche. « Chut, chut, je dors ».