Jeudi 14 octobre : Francfort, la ville où quelques singes offrent à Daniel l’occasion de critiquer le darwinisme

Image : Palmengarten de Francfort à la fin du XIXe siècle

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Je me réveille avec une douleur à l’omoplate droite, j’avais attrapé un petit coup de froid, cette nuit-là. Mais je ne crois pas être encore pensionnaire du royaume des morts. Je fais une puissante gymnastique pour faire filer cette hôtesse incommode, puis je file déjeuner. J’arrive sous la porte cochère, quand, tout à coup, du Ciel, sans doute, arrive une douce musique, une musique éthérée qui me rappelle tant de belles, tant de bonnes choses : « Le sifflet de Belles-Lettres ». Je n’y crois pas. Pourtant oui, voilà Quinche en personne qui apparaît à la porte. Il avait reçu trop tard ma lettre pour venir me trouver, la veille, à la gare. Dès le matin, à l’aube, il s’était mis en route pour me trouver. Et il m’avait trouvé, je parle de nouveau français, de nouveau neuchâtelois. Est-ce possible ? J’avale mon déjeuner comme un fou et vais le rejoindre aussitôt. Quant à mon rhumatisme dorsal omoplatal, je n’y songe plus guère, quoique, de temps en temps, une petite douleur me le rappelle. Nous allons d’abord chez Quinche qui demeure tout au nord de la ville…

Sa chambre est fort jolie. Il a un piano, cela va sans dire, comme élève du Conservatoire. Je lis la Suisse libérale, après quoi ce bon ami me fait de la musique autant que je veux… Il me semblait être à la maison et cela me ragaillardissait le cœur. (…)

Nous décidons d’aller au Jardin zoologique, puis au Palmengarten ; et parlant français et parlant surtout du bon pays de Neuchâtel, de sa bonne capitale, de la famille et des amis, nous arrivons au Jardin zoologique.

Tout coûte dans ce bas monde. Nous devons payer 1 mark à l’entrée et 50 pfennigs en sus pour visiter l’aquarium. Nous payons, pourquoi pas ?

Droit devant l’entrée se trouve un fort joli jardin, tiré à quatre épingles, peigné, brossé, cosmétiqué de la plus belle façon, aux formes régulières et mathématiques… Les Allemands sont forts pour ces choses-là...

Les singes sont les plus amusants. Loin d’être un ancêtre de l’homme, le singe n’en est qu’une parodie. Ce visage bestial qui a quelques reflets d’intelligence, est si ridicule, il forme un contraste si fort que chacun en rit…

Trop fier pour se déranger pour de faibles et petits bourgeois que nous sommes, le tigre royal reste superbement couché au fond de son repaire… Devant la porte d’une cabane suisse, d’un chalet de bergers, se trouvait toute une famille de bouquetins. C’était un paysage vraiment suisse…

J’ai remarqué entre autres l’axolotl, ce fameux animal qui n’a pas l’air de se douter qu’il est un argument nouveau et puissant dans les mains des darwiniens, ou s’il s’en doute, il n’a pas l’air d’y croire. Il m’a l’air, au contraire, de prendre très philosophiquement la vie, et pourquoi pas, somme toute ?...

Nous repassons devant les fauves, et en fait de fauves, ne faut-il pas que devant la cage des panthères, nous rencontrons un compatriote, et qui plus est une connaissance, Robert Matthey de Lausanne.
- Eh, salut Matthey !
- Salut, me répond-il.
Et nous voilà causant un tantinet ; après quoi, nous nous séparons. (…)

Nous filons au restaurant. La salle est presqu’aussi vaste que le Temple du Bas à Neuchâtel. Elle est entourée d’une galerie où on peut se nourrir aussi. Le plafond, les colonnes, les murailles, tout ça est peint et orné de fresques. Un sommelier arrive et nous commandons un dîner des plus modestes : un potage, beefsteak, pommes de terre dorées et fromage, le tout arrosé d’une demi bouteille du moins cher des vins du Rhin (3.30 marks) à chacun. S’ils n’ont pas 4 marks de bénéfice là-dessus, je veux volontiers me faire pendre. Nous mangeons et nous payons, non sans avoir devant nous des Allemands qui mangent aussi et qui nous font croire qu’avec le temps, d’après la loi de Darwin, les Allemands ne connaîtront plus ni fourchettes ni couteaux, ils auront tout simplement la tête dans l’assiette et laperont, croqueront, dévoreront comme les chiens. (…)

Autre surprise, ça nous coûte 2 marks chacun. J’entends ma conscience qui gronde bien fort et qui me reproche d’être un enfant prodigue. Je l’apaise en lui disant que 2 marks, ça ne fait que 2.50 francs.

[Après avoir longé un corridor long et sombre, ils entrent dans une salle à la lumière éblouissante.]

La scène représente naturellement une victoire de l’Allemagne, celle de Wissenburg (août 1870). On voit Wissenburg que les Français défendent et que l’infanterie prussienne et l’artillerie bavaroise attaquent. Par place, on ne sait presque pas où le réel commence, à d’autres, c’est plus visible. Mais ça m’a un peu étourdi quand même, et j’étais un tantinet ébahi. Faut dire qu’en général, c’est fort bien fait et qu’on pourrait croire que les Bavarois à grosses têtes vont vous tirer dessus.

[Daniel passe une dernière heure dans la chambre de Quinche où celui-ci se remet au piano.]

En toraillant ma petite cigarette, j’écoute ce bon ami improviser ou reproduire et me charmer avec tous ces morceaux bien connus et dont chaque note me rappelait le salon de la Collégiale de Neuchâtel.

Le temps s’enfuit lentement… Les minutes déroulent leur chapelet et quand soixante perles y ont passé, l’heure est terminée, il faut reprendre le chemin de la Main-Neckar Bahnhof.

Nous arrivons dans une salle d’attente pleine de soldats et de civils qui boivent, chantent, crient, c’est un brouhaha terrible. Nous nous plaçons devant la porte qui s’ouvre enfin. Je grimpe dans mon train et serre encore une fois, une dernière pour bien longtemps, la pince à ce bon ami. Et le train file sur Mayence, Mainz en allemand.