"Me voilà au bout de ma lettre et je m’aperçois que mon papier n’est pas extensible..."

Photographie prise à la "Villa Madeleine" le 25 juillet 1923

1 : Dupré / 2 : Madeleine Colardeau / 3 : Marie-Alberte Crane / 4 : André Crane / 5 : Paule Colardeau / 6 : Henri Colardeau

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Nouméa, 7 août 1923

Ma chère Irène,

J’ai reçu avant-hier ta lettre du 22 juin et je ne tarde pas davantage à te répondre car il part demain un courrier pour Sydney. Les photos que tu m’as envoyées m’ont fait bien plaisir et je trouve que tu n’as pas beaucoup changé. De mon côté, je t’en renvoie quelques-unes, dont deux sont des paysages qui te montreront un coin pittoresque de la Calédonie. Quand la marée est haute, c’est encore plus joli, surtout si la mer est mauvaise. Bourail est situé à 169 km de Nouméa et nous avons été y passer quatre jours il y a deux mois. Nous y avons fait quelques excursions et j’en ai profité pour me promener à cheval. Naturellement, je ne suis pas sur ces deux photos, mais tu pourras y reconnaître papa. Enfin, la troisième a été prise à la « Villa Madeleine » chez nos cousins, et tu pourras constater à ma tête que j’avais le cafard ce jour-là.

Ces temps-ci, il y a à Nouméa nombre de thés et soirées, soit chez nous, soit ailleurs, et naturellement on danse. Samedi dernier il y a eu un grand match de boxe entre Dupré, ex-champion de France, et Griffiths, champion d’Australie. C’était un match revanche car ils s’étaient déjà rencontrés il y a une quinzaine de jours et Dupré avait gagné. Cette fois le match était en 20 rounds de 3 minutes. Mais, cela s’est fort mal terminé et a un peu refroidi mon enthousiasme pour la boxe. En effet, au 4ème round, Dupré s’est cassé la main et a continué à combattre de la main gauche pendant deux rounds encore, puis on l’a obligé à abandonner, et cela justement comme il allait mettre son adversaire knock-out. Du coup, la salle a failli faire un mauvais parti à Griffiths qui n’y était pourtant pour rien. Ce Dupré dont je parle est le même que celui qui se trouve sur la photo que je t’envoie.

D’après ta lettre, je vois que tu ne te déplais pas dans ta nouvelle vie [Irène, alors en Angleterre, est à la veille de commencer une formation universitaire]. D’ailleurs, voilà ce que l’éducation suisse a de bon : les jeunes filles y sont beaucoup plus libres que chez nous et personne n’y trouve à redire. Cette mode commence à passer en France maintenant, mais quand elle y sera complètement passée dans les mœurs, il sera trop tard pour moi. Enfin, espérons que mes filles en profiteront, ce sera toujours une consolation.

Et le tennis ? Tu as dû faire des progrès depuis que tu m’as écrit ? Moi, j’y joue de temps en temps à la Pépinière, mais je n’y suis pas très forte.

Cette semaine, est arrivé à Nouméa, un voilier américain, le « Narwhal » dont l’histoire est assez curieuse. Les hommes qui commandent ce bateau et qui en composent l’équipage ne sont marins ni les uns ni les autres ; au moment de leur embarquement ils ne connaissaient rien à la manœuvre d’un navire, surtout à voiles, et il faut croire qu’ils ne s’en sont pas trop mal tirés, puisque les voilà à Nouméa. En outre de la manœuvre, ils font tout à bord. Ces hommes sont tout simplement ceux qui ont engagé des capitaux pour acheter et armer le « Narwhal », et qui, de cette façon, se paient un beau voyage. Pour rentrer dans leurs fonds, ils tournent des films cinématographiques partout où ils passent, et comptent visiter ainsi toutes les îles du Pacifique. Leur voyage durera un an. C’est bien là une entreprise américaine ! A part cela, ce sont de fort bons danseurs, mais ils ne savent pas beaucoup le français.

Combien de temps comptes-tu rester en Angleterre ? Tu as l’air de ne pas t’y trouver trop mal. Il est vrai que, pendant ce temps, tu vois du pays. As-tu eu le mal de mer ?

Je ne t’ai pas encore complimentée pour la réussite à ton bachot. 5 ½ de moyenne sur 6, c’est magnifique, mais cela ne m’étonne pas de toi.

Pour le moment, tout le monde est en bonne santé ici ; nous avons cependant tous eu la grippe, mais, maintenant, tout est fini, jusqu’à la prochaine épidémie…

Nous sommes en pleine saison fraîche, au rebours de l’autre hémisphère, mais cette fraîcheur n’est pas à comparer avec l’hiver de France ; elle est cependant bien différente de la saison chaude et amène une bonne qualité de pluie avec elle. Depuis quelques jours, nous n’en sortons guère. Voilà une chose que tu dois connaître souvent à Londres, ainsi que le brouillard. En Calédonie, ce dernier n’existe qu’à Bourail, mais il est épais et il y en a matin et soir. C’est d’ailleurs une curiosité de la Colonie.

Me voilà au bout de ma lettre et je m’aperçois que mon papier n’est pas extensible. Il ne me reste plus qu’à t’envoyer le meilleur souvenir de ma famille pour la tienne, et à t’embrasser bien affectueusement.

Marie-Alberte

P.S. Surtout ne mets pas deux mois à me répondre, vilaine paresseuse !

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