"Et la fin de la guerre est de plus en plus dans les brouillards de l’avenir."

Elisabeth Veyrassat écrit à Jaques Henriod.

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25 décembre 1917, Noël 1917 2h¼ p.m.

Jaques, mon ami,

Je vous aime, je vous aime tant. Je vous aime avec toute mon âme qui vibre à la grande joie de Noël, Mon âme qui a tellement soif de la poésie de Noël et qui cherche dans le passé la paix de Noël. (…)

On a tellement soif de poésie douce et simple, tellement soif de retrouver un cœur neuf qui sente pour la première fois. La neige tombe. C’est le Noël classique. Oh ironie, le Noël sanglant, il neige comme sur les gravures des histoires qu’on lisait quand on était petit. (…)

Pendant que j’y suis, phrase d’Elise, il n’y a pas 1 heure : “Se marier et en temps de guerre ! Brrr…….. “ Pourvu (vois-tu c’est tout ce que je te souhaite) qu’il te reste encore assez de dents dans la suite, pour te mordre les doigts !!!!! (…)

Et puis Jaques pour cette année qui vient, j’aimerais vous dire : Courage, frères, courage. Il ne faut pas se le dissimuler. Les temps sont durs, il y a de la souffrance. Il n’y a pas de charbon et beaucoup de froid. Il y a beaucoup de bise et peu de graisse et peu de laine pour se réchauffer.

Et la politique va mal. Et la fin de la guerre est de plus en plus dans les brouillards de l’avenir.

Et pourtant malgré tout, il y a de la force et de l’espérance en moi et en nous. On se sent fier de vivre des temps pareils. On n’aimerait pas ne pas les avoir vécus.
Et alors, Jaques, à ce propos, j’aimerais vous demander votre avis. Quand je sens en moi le courage et la force d’être gaie quand même, je me dis “Oui, c’est bien de se rire de ses souffrances, et de ses ennuis. Mais les souffrances d’autrui, et les ennuis d’autrui as-tu le droit d’en rire et de voir le bon côté des choses. Ne dois-tu pas au contraire les partager et souffrir avec eux ?“ Je ne sais comment résoudre le problème. Comment est-on le plus utile ? Jésus n’a-t-il pas dit : « Pleurez avec ceux qui pleurent et réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent » ? ou bien est-ce Paul ? Je me demande s’il ne faudrait pas arriver à avoir tant de sérénité et de calme intérieurs que votre contact remonte ceux qui pleurent sans les froisser ?

Il neige. Pour changer. (…)

 

25 mars 1918, Lausanne, vers midi, lundi

Jaques aimé

Un petit moment tout tranquille, et je viens vers vous. Et je vous aime, tout tranquillement, tout doucement et bien fort en même temps. (…)

Cela me paraît bien étrange d’avoir le printemps au fond du cœur, et de le sentir dans la nature quand l’angoisse est si grande et que l’avenir se voile de plus en plus. Mais n’est-ce pas, Jaques, mon ami, nous voulons espérer, même contre toute espérance. Faire triompher la Vie dans ces périodes de mort. (…)

Hier, dans les bois de hêtres jaunes, la lumière dansait, et les sillas étaient bleus, bleu profond infini comme le bleu de la mer. Et il y avait un lièvre qui s’est sauvé. Et sur la route des fillettes qui chantaient. Aussi dans les prés dans les haies, les enfants en tabliers propres qui cueillaient des fleurs, un après-midi de dimanche. C’était la paix, c’était le printemps. Et là-bas il y a la guerre. Et Paris est bombardé. Eternel, jusqu’à quand ? Oh si tu déchirais les cieux, si tu descendais, cela me fait penser à Ste Croix, aux Rasses. Ce serait si bon. Il y aurait tant de beaux souvenirs.

A Dieu, Jaques mon bien aimé.

 

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