Mercredi 27 avril 1887 : le centenaire d’un poète célébré à Tübingen

Image : Hommage à Ludwig Uhland, Tübingen 1887

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[Une semaine après son arrivée, Daniel assiste à Tübingen aux célébrations du centenaire de la naissance du poète romantique Uhland, alors fort célèbre. Il est si impressionné par la ferveur populaire qu’il tient à décrire, sur quatre pages, cette cérémonie.]

À 2 h.½, le cortège se forme. Il est composé d’abord des étudiants. Société après société, portant couleurs ou non, c’est une longue défilade de groupes divers, précédés généralement chacun de trois membres, coiffés d’un grand couvre-chef, portant, celui du milieu, la bannière de la société, les deux autres, deux rapières. Les coiffures varient énormément, depuis les chapeaux, les moins hétérodoxes, jusqu’aux cylindres-tours. Toutes les nuances de l’art du couvre-chef se trouvent dans les groupes composés de sociétés non portant couleurs.

Puis viennent les membres de leurs comités portant généralement le chapeau, plus ou moins brodé, qui s’étale sur une tête empommadée et régulièrement peignée jusqu’à la nuque. Ou bien ils sont couverts d’une vaste cape de velours, comme celle des Armourins neuchâtelois et fichée d’une gigantesque plume d’autruche blanche. Ce devait être primitivement une queue de renard (Fuchsmajor).

Les simples actifs sont coiffés, certains d’une immense casquette à soufflets, grosse comme une feuille à gâteau, et relevée devant. C’est on ne peut plus allemand et quand cette coiffure-là orne un de ces gros pansus, ventrus qui semble avoir connu ce que c’est que d’avaler de la bière, on a devant soi un type frappant de ce qu’est un « Student », im inneren Sinne des Wortes (au sens propre du terme).

En tête du cortège, les miliciens de la ville, à cheval, dont quelques-uns chevauchent fort mal. C’est ce qui reste des bourgeois guerriers du Moyen Âge…

Puis la musique en grande tenue moderne : cylindre et redingote, les « cors » d’étudiants, les plus balafrés de tous, tirés à quatre épingles et fort « stramm » (virils), les autorités, les diverses sociétés de la ville, entre autres, les tireurs, fusil suspendu, chapeau de feutre gris orné d’une petite plume, habit vert de chasse, tout à fait bien ; les vignerons de Tübingen, de bons paysans bronzés, qui marchent courbés, qui sont ridés, de tout âge et de toute taille, portant en général le petit chapeau de feutre rond et à ailes, puis les professeurs, les sociétés de chant, le corps d’officiers de la caserne voisine, et enfin, pour finir, un respectable contingent de pompiers aux casques jaunes à aigrette reluisants. Les gradés ont de plus un long et maigre plumet vert à leur couvre-chef. Enfin, un groupe intéressant composé de vieux charpentiers et gens de la sorte qui ont l’air de s’y connaître.

Le cortège enfourche la longue Wilhelmstrasse à travers la ville. Tout l’élément féminin, beau et laid, vieux et jeune, est là…

Les paysans portent un gilet tout orné de gros boutons de métal et en velours noir parfois, quelques-uns ont encore la culotte. Par-dessus tout cela, un long pardessus blanc, une pipe pendante à la bouche et dessus des cheveux grisonnants, ornant des figures bronzées et ridées, un petit chapeau de vacher, un vrai couvre-chef aplati et en cuir. D’autres portent la toque de laine, avec mèche.

Et les femmes ! robe courte et bas foncés ; taille puissante, des corsets et robes en cloche à plongeurs, tresses en bas le dos, deux généralement ou enroulées derrière la tête. Sur le sommet de la tête, un foulard, tout simplement attaché au tour du cou ou derrière la tête, et enfin un petit… rond, recouvert de tulle d’où partent deux puissants rubans, descendant sur le dos, robes foncées en général. Rien de plus intéressant que cette foule.

Le cortège s’arrête devant la statue de Uland, perché sur son piédestal de marbre et entouré par 8 belles jeunes filles en robe blanche et écharpe rouge et noir…

Après quoi, au son de la fanfare, la foule s’écoule, au pas. Seul le vieux poète sur son sol de marbre, la figure impassible, sévère et méditant, le parchemin sacramentel dans la main droite, voit s’écouler la foule, d’un œil immobile et sans faire un geste. Ils se sont enthousiasmés pour la figure célèbre qui trône là-haut, lui seul aux hourrahs de la foule répond par le silence. Le sentiment de l’imparfait empêche toujours l’artiste de jouir de son œuvre. Que d’autres l’admirent, oui, lui seul se tait. La voix intérieure est toujours là, lui disant qu’il n’est pas arrivé au but et le travail recommence, jusqu’au jour où, s’il a été fidèle, la perfection lui apparaîtra et où il pourra la saisir.

 

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